VHPFB 5

Mouloud savait qu’il ne tiendrait pas. La nuit tombait déjà, aussi parce qu’ils avaient volé vers l’est depuis six ou sept heures. Dans la vapeur des nuages, le fil de pêche était devenu glissant. Cela avait obligé le policier à s’accrocher au boîtier noir, qui lui-même ne tenait au tube que par des colliers de serrage en plastique. Il se dit qu’il pouvait utiliser une des cravates dont il s’était enveloppé les mains pour s’attacher à l’un de ces colliers, un nœud autour du poignet et l’autre autour du tube. Il pourrait ainsi pendre comme un sac et comme son président de chef trois cents mètres plus bas. Mais cela supposait de libérer ses mains le temps de faire les nœuds. Peut-être en s’appuyant sur le boîtier par les coudes tout en transférant plus de poids sur ses chevilles sanglantes. Non, il n’y arriverait pas.

 

L’avion atteignait doucement son altitude de croisière. L’hôtesse jolie s’était détachée puis enquise d’instructions auprès des pilotes. De retour du cockpit, elle s’approcha de Heaulme et lui demanda si tout allait bien pour lui. Heaulme avait faim et surtout soif donc elle lui apporta une petite boîte avec des nems ou quelque chose de ce genre, et comme boisson que désirez-vous, du vin bien sûr. Comme le gracié se mettait à baffrer, je regardais l’écran de mon téléphone. Monsieur le président de la République était à deux mille deux cents mètres d’altitude au-dessus de la Tchéquie, vers Brno dont je n’ai jamais su comment ça se prononçait. Hippopotamesque plus touche envoi pour pas que le Président explose et je reposai mon téléphone sur la tablette. Si je n’ai pas la liaison à la prochaine demande de code, le ballon ne s’enflammera pas encore car j’avais programmé la chose pour autoriser un oubli, mais pas deux. Donc si je n’avais pas de réseau pendant plus d’une heure, l’homme descendrait en flammes à la façon du météore qu’il n’aura jamais cessé d’être. Cela m’ennuyait car j’avais le souci de remplir ma part du contrat. Une alternative était d’envoyer au préfet, qui m’avait laissé son numéro personnel au cas où, la liste des prochains mots de passe. Le problème était qu’alors ils pourraient en profiter pour arraisonner notre avion. Je vis par le hublot que nous survolions les Pyrénées, peut-être valait-il mieux attendre l’Afrique pour lâcher les codes. En passant je me fis la réflexion que nous n’avions pas du tout, le préfet et moi, évoqué le sort du monarque lors de nos adieux sur le tarmac. Et c’était normal puisque nous nous en fichions l’un autant que l’autre.

Après avoir réapprovisionné le tueur en série en bouteille de vin, la Chinoise vint me dorloter à mon tour. Je voulais bien du champagne, de celui que monsieur Li achète par conteneurs entiers à son récoltant favori. Et non je n’avais pas faim, bien que j’eusse pris mon dernier repas très tôt dans la journée, juste avant d’aller chercher le camion. C’était pourtant à cinq heures du matin et c’était il y a une éternité déjà. L’hôtesse me servit, seau à glace en argent et flûte en cristal. Nous nous étions déjà croisés mais c’était la première fois que je prenais cet avion sans que Li ne soit à bord. La fille reposa la bouteille dans le seau avec la serviette blanche par-dessus, pivota des talons aiguilles et me lança une fulgurance de son petit popotin rouge en allant se rasseoir. A l’extérieur, les neiges mourantes du mont Canigou rendaient un rose lumineux au soleil bas du soir.

 

On continuait de descendre puisque le sol venait de réapparaître à la rive basse du nuage. Il faisait maintenant très sombre. La terre se devinait plus qu’elle ne se voyait, c’était là où des hommes allumaient des lampes pour continuer de travailler ou finir leur journée par un repas et du repos. Les lumières qui bougeaient trahissaient des routes parcourues de gens rentrant chez eux. Mouloud venait d’avoir une excellente idée et, tout en la mettant en œuvre, se reprochait de ne pas l’avoir eue plus tôt. Il s’agissait d’imprimer au câble un mouvement circulaire, de façon qu’il décrive un cône, et le Président du bout ferait donc un cercle. Pour cela il fallait bouger au rythme de la fréquence propre d’oscillation du système. Il était temps d’agir car bientôt il ne verrait plus l’extrémité inférieure et ne pourrait donc plus synchroniser ses impulsions avec le mouvement du Président. Naturellement, au début ce fut très lent mais rapidement il sentit la vibration qu’il envoyait par ses jambes revenir sur lui. Alors il bougeait en cadence et la vibration revenait un peu plus forte à chaque fois. Au-dessus de lui, le ballon bougeait aussi en réaction, par conservation de la quantité de mouvement et du moment cinétique aurait-il dit à ses élèves s’il était devenu professeur de physique. Sous lui, il pouvait vérifier que le Président faisait bien un cercle, en fait un ovale s’arrondissant, sur le fond de champs labourés disparaissant au soleil couchant. Au bout d’une bonne demi-heure d’efforts, Mouloud avait fait de l’aéronef un pendule ressemblant à celui que le professeur Tournesol agite pour découvrir des galions engloutis ou des métaux d’origine extraterrestres.

Le but de l’opération était de faire s’enrouler le câble autour d’une de ses jambes. La masse du Président en mouvement fournirait l’énergie nécessaire à un serrage suffisant, résultat qu’il n’aurait jamais pu obtenir en enroulant sa jambe autour du câble statique. En synchronisant le mouvement de son pied droit avec la fréquence de rotation, Mouloud obtint ce qu’il voulait. Cela faisait même très mal, tant le poids du Président, propagé par le câble, comprimait l’artère fémorale. Il bloqua le câble du bout du pied pour l’empêcher de tourner en sens inverse et de se dérouler à nouveau, et le poids pendu bloquait le tout. Mouloud relâcha progressivement la force de serrage de ses mains sur les fils de pêche. Ça tenait, il n’avait plus à retenir son poids à la force de ses bras, juste lui fallait-il encore se tenir un peu pour ne pas basculer en arrière.

 

Le Président était à douze cents mètres, labyrinthiforme pour qu’il persiste à descendre doucement, et nous venions de passer des lumières au milieu de la mer, Ibiza sûrement, pour continuer de voguer haut par-dessus la Méditerranée. Heaulme se tenait tranquille car il était déjà bourré. L’hôtesse envoyait des SMS, un compte-rendu à Li ou des bisous à son amant. Je m’ennuyais presque déjà. Quand je voyage en avion, je prends un bouquin mais là je n’avais rien du tout, ni livre ni chaussettes de rechange ni brosse à dents, pas même mon passeport ni ma carte de crédit que j’avais déjà expédiés par la poste et qui de toute manière n’appartenaient plus à ma vie future.

Nous allions voler toute la nuit pour arriver très tôt demain à Brazzaville, après une courte nuit de sommeil, en fauteuil mais bienvenue quand même. Je ne savais pas si Li se trouvait là-bas ou ailleurs en Afrique. Il m’avait juste écrit, en m’envoyant son avion à Toulouse deux jours auparavant, qu’il en aurait besoin samedi donc après-demain. Mon message de la semaine dernière était doublement crypté, par code informatique d’abord puis par son énoncé sibyllin ensuite : le pope sortira avec son casque pour goûter aux herbes amères. Un casque, pour quelqu’un comme Li qui connaît mieux le Moyen Age français que n’importe quel sorbonnard, c’est un heaulme. Et le pope, c’est un prêtre grec mais c’est aussi le Pape en anglais, qui s’appelle actuellement et dans cette même langue Francis. Il eût fallu que Li fût bouché à l’émeri pour ne pas comprendre de qui il s’agissait, surtout depuis que nous avions fait notre pari. Et le vingt-six avril est la date anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl, qui signifie armoise en ukrainien et qui est la plante que l’on désigne comme les herbes amères médicinales ou bibliques. C’était plus difficile pour un Chinois dans le genre de rébus mais il comprit et me confirma par retour de courrier crypté que le faucon viendrait boire son blanc-cognac, i.e. que le Dassault Falcon se poserait à Blagnac.

Donc escale à Brazzaville aux aurores et là l’on déciderait de la suite. Li était sûrement déjà au courant de la grâce de Heaulme mais il s’abstenait de m’appeler car il pouvait se douter que mon téléphone était surveillé. Il faudrait alors faire un choix concernant notre invité. Bien qu’il fût techniquement libre, il valait mieux qu’il évitât de remettre un pied en France, où certains ne l’aimaient guère. Il fallait aussi le mettre à l’abri de poursuites à venir, car il n’était gracié que des condamnations acquises et non de toutes celles à venir, et le mettre à l’abri de lui-même enfin car il était connu pour s’agacer facilement des gens qui l’ennuyaient. Donc il y avait le choix entre le laisser quelque part en Afrique ou l’envoyer en Chine, où Li lui obtiendrait un passeport marqué 中华 en moins d’un quart d’heure. Je l’observai à deux mètres devant moi. La bête cuvait son vin, somnolant avec bruits de nez et de gorge, le menton posé sur la poitrine avec toutes les minutes environ un brusque redressement de la tête aussitôt suivi d’un nouveau piquage du nez. Il ne devait même pas savoir ce qui lui arrivait, peut-être méditait-il déjà les prochaines élucubrations qu’il servirait à un juge. S’il s’imaginait, alors qu’il était dans un avion privé avec un dragon peint sur la carlingue, une hôtesse chinoise et des revues en chinois partout, qu’il était conduit au tribunal de Strasbourg, c’est qu’il est vraiment con.

Nous arrivions en vue d’une autre côte, ce ne pouvait être que l’Algérie. Probablement que samedi, je volerais vers Shanghai avec Li et avec ou sans Heaulme. Alors je devrais songer à la suite et sans doute fin de ma propre vie. Les dix millions d’euros seraient fort utiles mais ils n’éluderaient pas les questions. M’installerais-je dans un coin paumé pour y être tranquille ? Ouvrir un bar à vin dans un trou à touristes ? A Zhongdian au Yunnan par exemple, la fausse Shangri-La pour routards débutants en quête d’ivresse himalayenne, avec mon débit de pinard entre le pub irlandais et la pizzeria napolitaine qui s’y trouvent déjà ? Ou lancerais-je un restaurant français à Lhassa, afin de faire concurrence à celui qui, sur l’avenue de Pékin, sert un excellent yak bourguignon mitonné dans le Great Wall ? Mais le Tibet c’est plus risqué, rapport à la chose politique. Dans tous les cas ce serait dans les montagnes, pour faire mon deuil du Canigou que je venais d’apercevoir pour la dernière fois. Ou alors j’écumerais Shanghai à épater l’expate, quitte à me rabattre, les nuits de bredouille, sur les petites putes à pommettes rieuses ratissant les bars branchés en arrière du Bund. L’inconvénient de cette option était que je devrais aussi me taper les soirées de monsieur Li, où s’enchevêtrent la Chine crapoteuse et l’Occident opportuniste, comme au bon vieux temps des concessions d’avant la Révolution de quarante-neuf, avec la nouveauté propre aux salons de Li que beaucoup d’Africains y fricotent aussi.

Le Président du pays que je viens d’abandonner n’est plus maintenant qu’à cinq cents mètres d’altitude. Mais non me dis-je alors, ce que je vois sur mon écran est l’altitude du boîtier de contrôle, le passager est trois cents mètres plus bas donc il va bientôt atterrir. La synchronisation aura été parfaite, il se posera juste comme nous nous mettrons hors de portée de la chasse française. A moins que les Rafale stationnés au Mali ne viennent nous chercher noise, ce ne serait pas le premier acte de piraterie aérienne conduit par l’Etat-major des forces aériennes, mais cela devrait leur paraître trop risqué, d’autant que notre avion est immatriculé en Chine, ça va hurler dans les bronches de l’ambassadeur sinon. Un dernier mot-clé, ptéridospermale, et on n’en parlera plus.

 

Le président de la République atterrit nulle part, c’est-à-dire en Pologne. Au cours de sa dernière heure de vol, il fut accompagné par un hélicoptère de l’armée polonaise qui souhaitait ainsi faire autant un acte de civilité à l’égard d’un chef d’Etat étranger en visite qu’un acte de souveraineté face à la grossière violation de l’espace aérien d’un pays si souvent violé tout entier. Evidemment que l’équipage ne pouvait rien faire, ils ne faisaient que voleter autour en tentant d’estimer le lieu de l’atterrissage. Car au sol suivait tout un convoi zigzaguant sur les petites routes défoncées. Le colin-maillard sol‑air était mené avec le minimum requis de dignité par monsieur l’Ambassadeur de France à Varsovie, urgé à fond de Citroën dès qu’il eût apparu que le retour se ferait dans son pays de poste, ses collègues de Tchéquie et de Slovaquie pouvant aller se coucher. Talonnant à la va comme je te pousse l’éminence, des voitures et motos de presse en grand nombre, les unes collant au train de la plaque CD tandis que les autres cherchaient à doubler par des raccourcis de campagne. Tout cela à la nuit tombante et devant des paysans juchés de dédain sur leurs tracteurs subventionnés par l’Europe. Si à l’entrée du crépuscule l’on pouvait encore apercevoir le ballon sous le plafond de nuages gris sombre, vers la fin du voyage ce n’était plus possible et donc les suiveurs se basaient sur les feux de position de l’hélicoptère. La police suivait aussi, avec ambulance et matériel de réanimation car l’équipage de l’hélico avait fait un premier diagnostic fort pessimiste sur l’état du président français. Et on avait tenté de l’appeler mais ça ne répondait pas.

Finalement on eut de la chance, il se posa dans un champ de pommes de terre et non sur une forêt ou au milieu d’un lac. Une difficulté importante de la récupération fut que le président tournoyait. Il faisait un cercle d’une trentaine de mètres de diamètre, qu’il parcourait en quinze secondes environ, donc à la vitesse d’un homme courant d’une bonne foulée. Dans les cinquante derniers mètres de sa descente, toute une foule massée dans la glaise le suivait des yeux à s’en donner le mal de mer à la lueur des torches, la difficulté étant accrue par la nécessité de se déplacer légèrement car le colis dérivait encore dans un petit vent. Et comme le champ était plat, il était difficile de dire dans quelle partie de son cercle il toucherait terre, ce pouvait être n’importe où. On le laissa donc faire encore quelques tours à quatre puis trois puis deux mètres de hauteur avant de l’attraper par le bas du pantalon. L’on dut s’y prendre à plusieurs essais d’agrippage avant de parvenir à annuler sa vitesse pour un poser vertical et en douceur. A peine atterri, on l’allongea sur une civière car manifestement il ne tenait plus debout s’il n’était plus tiré vers le haut par le fil. Immédiatement, l’ambassadeur présent au contact s’enquit de ce lien.

–          Il faut couper ce fil, le Président risque de remonter, dit l’ambassadeur.

–          Il y a encore quelqu’un là-haut, dit une autre voix.

–          Wzyklowq wlzokujzy kuzjwoly lujwokyz zwykujowy, dit une voix en polonais.

–          Les ciseaux, bordel, où sont les ciseaux ? surenchérit l’ambassadeur.

Ce fut le chauffeur de l’ambassadeur qui accourut avec une sorte de sécateur de jardin, sans doute parce que ce chauffeur taillait aussi les rosiers de l’ambassadeur. Ce dernier se jeta alors sur l’objet pour sectionner le fil infâme coupable d’avoir amené jusque-là sont suzerain. Ce fut beau comme un couper de cordon ombilical par un père moderne dans une clinique obstétrique moderne aussi, et cela mériterait bien une promotion du libérateur par le libéré, ou à tout le moins la Légion d’Honneur mais n’anticipons pas. Aussitôt coupé, le fil se mit en mouvement et disparut au-dessus des têtes des témoins de la scène.

 

Heaulme ronflait comme une brute. Il était presque minuit. Sous nous s’épanchait le noir le plus absolu d’un désert la nuit. Nous arriverions vers les trois heures, nous avait dit le pilote de gauche avant de nous souhaiter la bonne nuit, à l’hôtesse et à moi. La nuit eût été bien meilleure si nous l’avions passée plus près l’un de l’autre, me dis-je en contemplant le visage assoupi de la petite Chinoise à peine affalée dans son siège. Je ne trouverai pas le sommeil car trop de choses se sont passées ces dernières heures, journées, semaines voire années.

A la suite du pari avec Li, je passais quelques mois à dérouler les scénarios loufoques qui me permettraient de le gagner. J’explorai bien entendu les voies juridiques, par le moyen des documents publiés sur les diverses affaires criminelles du tueur en série. J’envisageai surtout de prendre contact avec l’homme afin de l’assister sur de prochaines affaires, par exemple celle du meurtre de deux enfants du côté de Metz dans les années quatre-vingts. Mais le faire acquitter sur un dossier en particulier n’aurait que très partiellement résolu le problème, et exhumer un par un tous ses cadavres aurait pris un temps fou. Tout cela pour dire que je ne fis pas tout de suite le rapprochement avec le ballon, qu’au jour du pari je possédais déjà. Je le gardais dans ma ferme comme on garde un vieux fusil de l’arrière-grand-père qui a fait la Grande Guerre, un peu pour faire un souvenir et un peu aussi pour le cas où cela servirait.

Ma possession de cet objet datait de l’époque où je vivais en couple. Mon ex et moi nous étions rencontrés à la fac de droit de Toulouse, avions sympathisé politiquement autant qu’anatomiquement puis avions démarré nos sacerdoces d’avocat le même jour ou quasiment. Puis nos corps autant que nos métiers divergèrent. Tandis que je persistais à défendre le couillon de base dans les soutes du système judiciaire français, ma femme s’élevait dans les hauteurs du droit des affaires. Il faut dire que la rare combinaison de dialectique et de plastique qu’elle hébergeait tapie dans son tailleur lui pavait le chemin de lingots d’or. Parfois je trouvai d’elle une copie de note d’honoraires oubliée sur la machine à laver donc je m’employais à cacher les miennes, souvent adressées à l’Etat et payées au lance-pierre une année plus tard en plus.

Tout au long du naufrage, notre couple continuait de fréquenter la bobosphère toulousaine. Parmi nos relations, il y avait deux ingénieurs à Météofrance. Comme nous, ils s’étaient rencontrés lors de leurs études et à l’inverse de nous, leur lien était resté heureux et borné par deux salaires de fonctionnaires aussitôt entamés par deux enfants arrivés rapidement. Ce fut grâce à eux que nous pûmes assister de façon privilégiée à des largages de ballon-sonde en vue d’études de l’atmosphère. Pour l’anecdote, cela réveilla une autre faille tectonique entre mon ex et moi : je vénérais la science physique alors qu’elle trouvait cela risible en comparaison de l’art de l’optimisation fiscale qui lui rapportait des masses de tunes. Comme je trouvais fascinants ces grands objets mous qui monteraient aux confins de l’espace, je fus pris quelques semaines plus tard de la pulsion d’en voler un par une nuit sans Lune, sans avoir la moindre idée de l’usage que j’en ferais. L’opération fut très facile et la chose tenait dans un gros sac. Et constatant les jours suivants la présence du larcin à l’étage de la grange, ma femme m’insulta une fois de plus, d’ailleurs nous nous séparâmes peu de temps après. Cette affaire étant réglée, il fallait trouver quoi faire de ce ballon.

Longtemps je caressais le projet de m’en servir pour hisser une gigantesque banderole au-dessus de la ville rose. En même temps que je commençais mon stock de bouteilles d’hydrogène, l’hélium étant bien trop cher comme je l’écrivais déjà, je me mettais en quête de la bonne cause qui mériterait qu’on lui donnât un tel support. Les prisons surpeuplées, les erreurs judiciaires, le manque de moyens des avocats, les atteintes aux droits de l’homme diligentées par un gouvernement dit de gauche et cetera. Un soir d’ivresse solitaire sur le perron de ma ferme, je me dis que le monde était un asile de fous résonnant de slogans et que les meilleurs mots à faire figurer sur la banderole étaient justement cet et cetera, mais après avoir dessoûlé le lendemain, je me dis que cela annihilait la portée du message puis je renonçais au projet. Et après un nouveau déni de justice dont je fus le témoin et même l’avocat de la défense, j’eus le projet de me suspendre moi-même au ballon pour rester des jours en grève de la faim à trois mille mètres au-dessus de notre palais de justice en briquettes couleur manganèse. Mais après une dernière visite au condamné de l’affaire, un imbécile épais qui de toute façon ne méritait que les galères, je renonçai aussi. Ce ballon ne soulèverait ni mots ni moi.

Ce fut alors qu’arriva la fameuse soirée avec Li avenue de Suffren. Ensuite, le moment exact où Heaulme et le ballon-sonde s’entrechoquèrent dans mon esprit n’est plus très clair. Le saut conceptuel était violent donc je dus le faire en plusieurs étapes parfois inconscientes. Faire s’évader Heaulme avec le ballon était exclu par les termes du pari, mais soulever une autre personne pour arriver au même résultat était envisageable. C’était taper haut dans l’échelle pénale évidemment mais après mon divorce, j’eus ma période nihiliste. Puis il y eut la réélection présidentielle qui fit exploser les bornes de l’obscénité, et enfin la loi parlementaire interdisant à toute personne majeure le port d’un chapeau d’un diamètre supérieur aux valeurs définies par les décrets en vigueur mentionnés dans l’article dix-huit de ladite loi. Pour mitonner ma rage, j’avais lu le texte en entier dès sa parution au Journal Officiel, par exemple pour apprendre à l’article vingt-sept que les personnes pouvant justifier d’un lien coutumier avec le couvre-chef bénéficiaient d’un passe-droit, en clair les orchestres de mariachis produisant une invitation officielle en France. Ma cible était désignée, et d’ailleurs elle allait débarquer près de chez moi.

 

Mouloud vit avec bonheur s’approcher la fin de son calvaire. Ses bras ne sortaient pas de leur état tétanique, alors qu’il n’avait plus son poids sur eux. L’accumulation de toxines mettrait des jours encore à se résorber, et le simple effort de se tenir au câble pour ne pas tomber en arrière déjà était un supplice. Le policier avait trouvé que le mieux était de croiser ses bras sur sa poitrine en enveloppant le câble et en agrippant des poings les revers de sa veste. Donc cela tiendrait encore une heure ou deux du côté des biceps. Mais la jambe fortement enroulée par le nylon lui faisait atrocement mal. Il sentait bien que cette jambe était en train de mourir. Son pied droit hurlait à réclamer le sang nécessaire à sa survie, ce que le fil de pêche refusait obstinément de lui accorder. Mouloud se mit à penser qu’on l’amputerait sans doute. En-dessous du genou, il pourrait encore courir avec une prothèse, au-dessus ce serait plus difficile et il finirait sa vie de grand sportif avec une canne. Mais ce n’était pas cher payé pour continuer de vivre, se dit-il, et il pensa à ce film épouvantable et vivifiant à la fois qui s’appelait 127 Hours, l’histoire d’un alpiniste dont le bras s’est trouvé coincé par un rocher dans une gorge et qui finit par s’amputer lui-même pour se libérer après six jours d’intimité avec la mort.

Ce qui avait rendu à Mouloud son optimiste habituel du plancher des vaches, c’était bien entendu la perspective de l’atterrissage imminent. Il lui était difficile d’évaluer l’altitude à la nuit tombée mais il voyait bien que l’on s’agitait sous lui. Et il y avait l’hélicoptère, guère plus utile que celui qui les avait accompagnés au début de leur périple, mais dont la présence évoquait une fin prochaine. Sur le sol noir, des groupes de phares de voitures et de motos bougeaient, et il semblait à Mouloud que ces groupes les suivaient. Un bref instant, il vit le Président réapparaître dans le sommet d’un faisceau de lumière, ce qui confirmait qu’il n’était plus qu’à quelques dizaines de mètres de hauteur. En bas, un grand nombre de gens s’étaient massés dans un rectangle noir. Certains agitaient des lampes-torches, certains criaient leurs ordres ou leurs émois mais Mouloud ne pouvait pas comprendre car il était encore trop loin d’eux. Alors le Président toucha le sol.

Immédiatement, Mouloud sentit que la traction du câble diminuait pour s’annuler totalement peu après. Curieusement, cela créa un sursaut de douleur dans sa cuisse mais plus rien dans le pied déjà mort. Mais cela le fit aussi glisser vers le bas puisque la tension du câble ne bloquait plus la jambe. D’un réflexe de trapéziste manquant de peu sa barre, Mouloud reprit les fils de nylon à pleines mains et serra comme un damné. La glissade se poursuivit, l’agent sentit la chaleur du frottement lui brûler la peau à travers la soie des cravates qu’heureusement il avait gardées enveloppées autour de ses mains. Il serra encore plus fort malgré le supplice de la brûlure. Il essaya aussi de coincer le câble entre ses pieds mais le droit ne répondait plus à rien. Il serra encore, ralentit, s’arrêta les mains en feu. De combien était-il descendu ? Une dizaine de mètres peut-être, à en juger par la silhouette fantomatique du ballon éclairé par le grouillement des hommes au sol. Qu’il eût été idiot de tomber si près du but, trois cents mètres tout de même, voire même de tomber sur ceux qui allaient le sauver.

Comme le câble n’était plus tendu par le poids du Président, Mouloud put l’enrouler autour de son avant-bras droit, ou plutôt enrouler le bras autour du câble et ainsi conforter un tant soit peu sa position. Mais s’il n’y avait plus de poids au bout du câble, c’est qu’en bas plus personne ne le retenait alors que de nouveau la force ascensionnelle du ballon excédait la charge. Le flic regarda à nouveau vers le sol. Il vit au centre de la tache de lumière le groupe de gens attroupés autour du Président couché par terre, et surtout il vit que cette scène n’était plus à sa verticale, mais décalée de plusieurs dizaines de mètres.

 

De faibles lumières jonchaient maintenant le plancher du désert. Nous arrivions sur le Sahel, la rive sud du néant de sable, là où autre chose commençait pour tous les voyageurs et donc aussi pour moi. Il est un peu plus de minuit, docteur Schweitzer, encore trois heures de vol de nuit jusqu’aux moiteurs de l’Afrique Noire. Notons au passage que dans la pièce éponyme du désormais anonyme Gilbert Cesbron, le futur prix Nobel répond à l’infirmière : « Chez moi, il est six heures et l’angélus sonne au clocher de Gunsbach. ». Un très beau contrepoint théâtral dans une grosse connerie géographique, l’hôpital de brousse et le clocher alsacien étant à peu près sur le même méridien. Cela me fit aussitôt penser à mon ballon en Pologne, tant il est vrai que la géographie est plus facile de nos jours qu’en 1950, avec toutes ces applis à GPS. Le Président avait dû atterrir depuis deux heures au moins et je n’avais plus pris de nouvelles ni rien envoyé non plus, car le dernier mot de passe désactivait la mise à feu. De quel mot s’agissait-il déjà ? Ah oui, ptéridospermal, relatif aux ptéridospermes, une famille de fougères géantes du Carbonifère, qui firent une grande partie de la couverture végétale de la Terre à cette époque puis disparurent et se changèrent en pétrole pour alimenter les avions en kérosène. A part cela, le ballon était remonté à trois mille mètres, normal puisqu’il avait été allégé de sa cargaison.

 

Ces connards n’avaient pas retenu le ballon. Ils avaient coupé le fil puis l’avaient laissé s’échapper. Du coup, il était remonté et mettrait encore une éternité pour redescendre. La vie de Mouloud n’était retenue que par deux volcans d’agonie, ses mains brûlées en haut et ses jambes gangrénées en bas. Il pensa à d’autres que lui qui moururent après un temps de torture au-dessus du vide. Il revit ces gens aux fenêtres du World Trade Center, s’extirpant du brasier pour vivre encore un peu, ceux qui s’accrochaient et ceux qui sautaient. Il y avait en particulier cet homme qui tenta de descendre en s’arc-boutant entre les poutres de façade. Il descendit effectivement de quelques mètres avant de glisser dans un dernier sprint de quatre cents mètres. Mouloud savait qu’il ne tiendrait pas. Les cons, pourquoi ont-ils fait ça ? L’ont-ils fait exprès pour supprimer un témoin gênant du ridicule présidentiel ? Ce ne serait pas la première fois qu’un clampin serait sacrifié à l’intérêt supérieur de la France et de la gloriole de son président. Mais non, il délirait, ils sont justes cons. La douleur le faisait délirer, il aurait voulu se pendre avec le fil. La douleur frappait ses coups comme un lourd bélier contre une porte pour la faire céder. Dix coups, vingt coups, et après chacun d’entre eux, des brisures de l’âme de Mouloud volaient dans sa tête. Et il y eut un dernier coup et il lâcha.

 

La Chinoise s’éveilla comme un chaton heureux et s’étira de ses petits poings dans un bâillement délicieux à contempler. Aussitôt elle se désangla, me lança un sourire en découvrant que je l’avais regardée puis alla dans le cockpit. Du café pour ces messieurs et ensuite elle s’occuperait de moi. Deux heures du matin, la folie démographique de l’Afrique déjà se voyait par l’étendue de ses zones lumineuses, à peine une ampoule pour éclairer tout un quartier mais on sentait qu’il y avait du monde. C’était sûrement Yaoundé que nous venions de survoler, Brazzaville était encore à une heure devant nous. L’hôtesse revint, mit du café en route et me tendit une feuille de papier que devaient lui avoir donnée les pilotes. C’était un fax de Li, avec son écriture de calligraphe chinois soigneux, heureusement qu’il écrivait beaucoup mieux qu’il ne parlait, il y avait quatre lignes.

Excellente plaidoirie, mon cher maître ! Vous avez su donner de la hauteur au sujet, et le Président a été obligé de vous suivre. Je savais que vous étiez gonflé mais je n’imaginais pas que ce fût à ce point. Vos honoraires vous seront versés à la Industrial and Commercial Bank of China à l’ouverture ce matin, et je vous prie d’accepter dès à présent mes remerciements chaleureux. Cordialement. Li.

D’habitude, il me vouvoyait en me donnant du cher maître pour se foutre de ma gueule. Ce devait aussi être le cas pour ce fax sauf que ça lui coûtait dix millions d’euros cette fois. Une paille pour lui, une poutre pour moi. Finalement, je crois que je vais passer quelques temps à Shanghai. La déconne dans la nouvelle Babylone, capitale d’empire abusif et donc lieu parfait de plaisirs décadents. Ensuite j’irai méditer dans l’Himalaya, Litang dans le Sichuan tibétain, au bord de sa vaste plaine, ou Manigango plus au nord et plus paumé aussi, et pourquoi pas Tingri au Tibet avec sa paire de huit mille gardant l’horizon sud, l’Everest à gauche et le Cho Oyu à droite, ce ne serait pas mal non plus, à gérer paisiblement un petit hôtel avec bar sur le toit-terrasse et douches chaudes dans toutes les chambres. Le café était prêt, la robe rouge m’en versa une bonne tasse.

 

Dès le début de la chute, Mouloud remarqua qu’il n’avait plus mal nulle part. Autour de lui, il n’y avait que du noir, et en lui il n’y avait déjà plus de souffrance. Mais il trouvait tout de même qu’il était idiot de mourir, par exemple comme ça. Pourtant, en acceptant un poste dans la garde rapprochée du président de la République, il savait qu’il pouvait y passer. Cela aurait pu être un complot politique, un contribuable énervé, une maîtresse délaissée, un islamiste suicidaire, pardon pour tous ces pléonasmes. On l’avait sans doute recruté pour sa qualité d’arabophone et pas seulement pour ses grades intellectuels et sportifs. Non seulement il devait scruter la foule quand le Président s’y baignait mais il devait aussi l’écouter. Et s’il entendait un type dire Tawkalt ala Allah, Je m’en remets à Dieu, c’est que ça sentait le roussi. A propos, Dieu existe-t-il ? C’était bien le moment de se reposer la question. Adolescent il se la posait, alors il avait lu Les Versets Sataniques qui venaient de sortir avec le foin que l’on sait. Il lisait ce livre en cachette, après être allé à Paris rien que pour l’acheter, car déjà à l’époque, des gars de sa classe du collège de Villiers-le-Bel, des ados de treize ans donc, voulaient égorger l’auteur et cela augurait mal de la suite. Pourquoi d’ailleurs pensait-il à ce livre en ce moment ? Est-il normal de penser à un livre au seuil de la mort ? Ah mais c’est bien sûr, il y pensait parce qu’au début du roman, il y avait les deux types qui tombaient d’un avion qui venait d’exploser en plein vol, à l’altitude précise de l’Everest. Ils tombaient chacun dans son style et semblaient s’en réjouir vu qu’ils en attendaient une réincarnation.

Mouloud vit sous lui les phares d’une voiture parcourant une petite route. Cette lumière se dirigeait vers le possible point d’impact, à moins que la route ne tournât avant. Si le type n’avait pas chance, il verrait le Français s’écraser juste devant lui. Pour Mouloud, cela ne changerait pas grand-chose à part qu’on rapatrierait son corps plus vite. Le pire aurait été de s’écraser au milieu d’un bois pour n’y être retrouvé qu’au printemps, à moitié gelé et à moitié pourri. S’il pouvait épargner à sa femme et à ses enfants le calvaire de ne pas savoir, ne pas être sûr du sort de leur mari et père, avec au bout du chemin des légistes masqués leur présentant une masse immonde dans une morgue réfrigérée. De toute façon ils auront de la peine, sa veuve et ses pupilles de la Nation d’un Arabe mort en service commandé. Ils auront droit à la médaille agrafée sur le coussin rouge posé sur le cercueil, la Légion d’Honneur évidemment, l’Ordre du Mérite serait une insulte, puis le ministre donnera l’accolade à la veuve et tapotera la tête des enfants d’un air faussement paternel. Car il avait sauvé le Président. S’il ne s’était pas accroché à ses pieds comme un imbécile, le roitelet serait monté beaucoup plus haut et serait mort de froid, d’hypoxie ou serait devenu fou ou débile mental, ce qui aurait encore aggravé l’ambiance de son second mandat.

La voiture continuait d’avancer sur la même ligne donc Mouloud tapera juste devant. Dans les Versets, les deux chuteurs ralentissent miraculeusement et amerrissent en douceur, ce qui n’arrivera pas cette fois. Mais Dieu existe-t-il ? Nous survivons dans la mémoire des gens qui nous ont connus mais survivons-nous vraiment ? Mouloud continuera d’exister par ses enfants, sa médaille et la pension qui va avec, mais encore ? Il se disait souvent que la vie n’était qu’une illusion, donc que pouvait bien être la mort alors ? Un rêve à l’intérieur du rêve, comme dans le film Inception ? Plus que deux secondes, le temps semblait ralentir comme dans ce film bizarre qu’il avait vu avec l’aîné et qu’il avait eu du mal à lui expliquer à la sortie du cinéma. Une seconde, le gars dans la voiture aura un choc. C’est bientôt terminé. Non, Dieu n’existe pas, Mouloud se contentera de la médaille.

 

Nous atterrissons à Brazzaville. La jolie est à nouveau sanglée serrée entre les seins, et Heaulme dort encore. Les roues touchent dans un couinement. Nous roulons vers des lumières orange. Les réacteurs s’éteignent. La porte bascule, la chaleur me prend le visage. Nous marchons sur le béton. L’hôtesse tire une petite valise à roulettes grinçantes. Heaulme nous suit, hagard.

 

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