Rendre un service

 

Le fantasme plutôt masculin du one night stand, qui contrairement à son nom se pratique le plus souvent couché, mais pas toujours, et peut laisser de doux regrets, là c’est une question de goût.

**

L’endroit était connu pour être mal fréquenté donc je ne devais pas m’étonner de ce qui arriva. C’était hype, c’était couru, il y avait deux heures de queue pour le pékin moyen mais les people arrivaient en limousine et montaient directement au nez et à la barbe de la queue, la plupart des clients masculins en ayant une, je veux dire une barbe. Le rooftop à 29 euros la carotte râpée, certes saupoudrée d’épices aux noms aussi exotiques que des prénoms de danseuses du Crazy Horse et mangée à la table d’à côté par des filles ayant les mêmes culs, cela devait valoir le prix puisque les gens s’y précipitaient, et le reste n’est que jugement de valeur et refus du jeu social. Pour ma part j’y avais pris ce soir-là une pinte de bière en échange d’une somme qui m’aurait permis aussi bien d’acheter un chariot de six-packs de Kro dans un supermarché de banlieue et faire toute une coupe du monde de rugby avec, mais ce n’est pas le même but.

J’étais venu dans l’espoir de rencontrer des gens qui auraient dû s’y trouver et qui auraient pu m’aider dans ma carrière artistique flageolante. Comme ils n’étaient pas encore là ou peut-être déjà partis, je me mis en quête de jeune femme avec l’espoir de faire d’une pierre deux coups. Car si mes connaissances vaguement célèbres venaient, j’aurais pu alors inviter la femme choisie au sein du groupe et ainsi gagner en prestige auprès des deux parties. Toujours aller à des dîners d’affaires bien accompagné, c’est la raison du commerce des escorts, et toujours draguer au sein d’une meute de mecs, ça titille l’instinct de la femina sapiens. Dans le pire des cas je lâchais la fille au mâle alpha du groupe, un sublime crétin qui ne se sent plus pisser d’avoir une émission à la télé, même que c’est sur la chaîne 812 du câble, en échange d’une possibilité de passer dans son show vers les trois heures du matin. La vie d’artiste a ses bassesses et ça fait longtemps que je ne m’en formalise plus.

D’ailleurs, adossée à la rambarde sur fond de tour Eiffel scintillant ses dix heures pétantes, il y avait une candidate avec le bon profil. La brune chétive à grands cheveux et peau mate sur fond de soleil juste couché, si en plus elle avait été à poil ça aurait fait la page juillet d’un calendrier routier pour changer de la finlandaise sortant de son sauna en janvier. Cependant elle était habillée, d’une robe bleu marine très cintrée à la taille et s’épanchant largement jusqu’un peu en dessous des genoux. Ma pinte à la main, je m’approchai prudemment.

De plus près, elle avait l’air d’une personne compliquée. Ses traits tenaient de l’Asiatique pour les yeux, de l’Arabe pour le nez et de la Parisienne pour l’air renfrogné. Très jolie certainement mais je sentais que l’illumination de la tour Eiffel ne serait pas un prétexte suffisant pour engager la conversation sur de bonnes bases. Je m’accoudai à trois mètres d’elle en faisant mine de m’extasier devant le spectacle de la ville et de sa tour qui brille, le meilleur moyen, réflexion faite, de passer pour un provincial. Je laissai passer deux minutes puis pris la parole :

–     Ces points lumineux là-bas sont magnifiques.

–     Ça s’appelle la tour Eiffel je crois, répondit la fille sans jeter de regard ni sur moi ni sur elle.

–     Non, je veux parler des deux points dans le ciel à droite. Une conjonction exceptionnelle de Jupiter et de Vénus, à moins d’une demi-minute d’angle de distance, et dans un ciel où pour l’instant on ne voit aucun autre astre.

La brunette se tourna vers l’horizon ouest. Nous étions le 30 juin 2015, la conjonction était à son maximum comme prévu par tout bon programme de calcul astronomique et comme auraient pu le prévoir les Babyloniens il y a 5000 ans, et en plus la fille avait un très beau cul comme prévu aussi vu son allure de face.

–     C’est beau en effet, lâcha la fille en se remettant dos à la rambarde, mais ce ne sont que deux points dans le ciel. Je ne m’intéresse pas à l’astronomie.

–     Lucy in the Sky with Diamonds, rétorquai-je, les lumières ont la valeur de ce que notre imagination y voit.

–     Pourquoi dites-vous ça ?

Le ton de la jeune femme était devenu soudain très agressif. Je me prenais un hallucinant râteau sans le début de la compréhension de ce que j’avais bien pu dire de déplaisant. Elle me tourna les hauts talons et commença de s’éloigner quand l’incident arriva.

**

J’appelle incident l’irruption d’une quinzaine de types à dégaines variées bien que toutes vulgaires, que le videur n’aurait jamais laissés monter s’ils n’avaient porté chacun un brassard marqué POLICE. Les flics hurlaient aux clients de ne pas bouger alors que par leur comportement ils faisaient tout ce qu’il fallait pour qu’ils bougeassent. Mais il n’était pas temps d’expliquer aux forces de l’ordre qu’ils créaient paradoxalement le désordre, ils n’auraient prêté que peu d’attention à la dialectique. Un récalcitrant fut plaqué au sol par la pesanteur augmentée de trois costauds, un autre qui courait vers la sortie de secours prit un croc-en-jambe dans le jarret et s’étala sur une table garnie de nombreuses bouteilles vides à au moins cinquante euros la pièce. Des menottes cliquèrent, des talkies-walkies crachouillèrent, des gens s’indignèrent mais ne pipèrent mot.

Pendant que certains policiers descendaient leurs prises vers le plancher des vaches et sans doute vers le commissariat, d’autres surveillaient la foule. Des yeux je cherchai la jolie qui détestait absolument les Beatles. Soudain je la revis à peu près à l’endroit d’où elle m’avait cassé grave trois minutes plus tôt, donc tout près de moi car je n’avais pas bougé entre-temps. Ma remarque anodine l’avait fait fuir puis elle était revenue à la rambarde sous la pression des policiers. Sur son visage fragile se lisait la peur.

Peu à peu les poulets emmenaient tous les convives vers la rue six étages plus bas et cela prenait du temps. Pour une explication on verra plus tard ou alors on lira les journaux. Au fond de la rue que nous ne pouvions voir, des deux-tons s’en allaient au loin tandis que d’autres venaient les remplacer. Nous devions être au départ cinquante clients dans le restau branché. Un quart d’heure après il en subsistait une vingtaine sous la surveillance courroucée de quatre flics restés sur la terrasse. Encore un quart d’heure plus tard, nous n’étions plus que la brune et moi, en attente de partir par le dernier convoi et toujours adossés à deux mètres l’un de l’autre contre le garde-corps dominant la rue étroite du Marais. Le dernier flic de garde était sur le point de nous emmener à notre tour quand son téléphone, pardon son talkie-walkie, émit un son de voix grésillant.

–     Il en reste deux en haut, répondit le flic.

–     ….

–     Qu’est-ce que je fais des deux, je peux pas les laisser seuls !

–     ….

–     Okay j’arrive.

Le type se dirigea vers nous. Sans me dire un mot, il prit mes deux bras dans ses mains et mes les coinça dans le dos. J’essayais de ne pas trop résister, histoire de ne pas me faire remarquer, mais je ne comprenais pas ce qu’il attendait de moi.

–     Les mains dans le dos putain, une au-dessus et une en dessous.

Enfin je compris. Il aurait pu être plus clair dès le départ. Il voulait que je place mes mains autour de la rambarde de façon à m’y attacher par les menottes, ce qu’il fit avec la délicatesse d’un deuxième ligne plaquant un adversaire à dix centimètres de l’en-but. Puis il fit de même avec la fille, qui en poussa des petits cris de dépit, après quoi il quitta la terrasse sans un mot.

Nous étions maintenant, la belle captive et moi, seuls sur cette île au-dessus de la ville. L’impression pour moi était étrange. Un peu plus tôt dans la soirée, j’étais seul dans une foule de gens plus importants, plus riches, plus célèbres, plus crâneux que moi, à peut-être vouloir séduire une femme qui avait toutes raisons de ne m’accorder aucune attention. Et me voilà maintenant seul avec elle et menotté au même garde-corps. A part nous il n’y avait plus personne. Probablement qu’on viendrait nous chercher quand une voiture serait de nouveau disponible, c’était ainsi que je décryptais la situation mais peu importait. Dire qu’à cet instant précis je remerciais la police serait toutefois très exagéré.

Dès après le départ du cerbère à brassard, la demoiselle entreprit des tentatives de se libérer de ses menottes. Il me semblait qu’elle cherchait à arracher la balustrade. Je sentais ses mouvements se transmettre à mes bras à travers le métal et bien sûr je la voyais gigoter et entendais son souffle. Elle essaya de mettre en mouvement la poutre qui la retenait à l’aide d’une oscillation rythmée, jusqu’au point de réussir à lui imprimer une amplitude de quelques centimètres. Je sentais la chose bouger dans mon dos sans être tout à fait rassuré car derrière nous s’ouvrait le gouffre de la rue profond d’une bonne vingtaine de mètres. Enfin elle arrêta, épuisée autant physiquement que moralement.

–     Vous pouvez m’aider au lieu de rester là les bras ballants ! hurla-t-elle dans un râle.

–     Je ne crois pas qu’arracher la balustrade soit une solution, répondis-je. Qu’est-ce qu’on fait si on y arrive ? On part avec ?

–     Il faut que je sorte de là avant le retour du flic, zut ! Démerdez-vous pour nous sortir d’ici !

Pour ma part, la perspective d’une nuit en garde à vue n’avait rien de grave. Mais cela ne semblait pas être le cas de ma co-prisonnière. Il y avait de la vraie panique dans son regard de publicité pour shampooing spécial cheveux bruns.

–     Sans vouloir être indiscret, mais vu le sort qui nous lie je dois l’être un peu quand même, qu’est-ce qui vous déplaît tant dans l’idée de finir au poste ?

–     Si j’entre au poste, j’en sors dans cinq ans.

–     Vous êtes recherchée ?

Elle ne répondit pas tout de suite. Le silence en pareil cas ayant en général valeur affirmative, elle était donc recherchée. Par les dragueurs de mon espèce, par les physionomistes de lieux chics, par la police parisienne. Comprenant que par son silence elle en avait soit trop dit soit pas assez, elle me répondit après un temps :

–     Je ne suis pas particulièrement recherchée en ce moment mais j’ai un casier.

–     Un casier avec du grave rangé dedans ?

–     Stups.

Dommage qu’elle n’ait pas dit stupre, car alors j’aurais été ravi de compter parmi ses victimes et n’aurais sans doute pas porté plainte. Les pensées érotiques courent en des lieux et des moments incongrus, c’est ça que j’aime bien avec elles.

–     En quoi est-ce un problème dans le cas présent ? enchaînai-je.

–     Le problème est que j’en ai sur moi.

–     Vous n’avez pas de sac à main et votre robe ne doit pas avoir de poches.

–     Je vous dis que j’en ai sur moi.

Nouveau silence. Au loin une sirène trouait la nuit mais ce devait être une autre affaire, ou le SAMU ou les pompiers. Le ciel était maintenant bien sombre. Quelques étoiles étaient apparues vers l’est tandis qu’à l’ouest, le duo Vénus et Jupiter poursuivaient leur rock and roll au ralenti, sauf que ce n’était qu’une illusion de perspective, les deux planètes étant toujours très éloignées l’une de l’autre.

–     Il faut que je me débarrasse de la came sinon je prends très cher. Récidive légale et tout le tralala.

–     Si je peux vous aider.

–     Je pense que oui.

–     Elle est où, votre came ?

–     Dans mon vagin.

–     Wouf.

Les femmes disent vagin comme nous disons bite, le mot est banal pour elles à défaut de l’être pour nous, et elles y mettent des tampons ou toutes autres choses qui y trouveraient leur place comme nous nous la secouons après avoir pissé. Voilà pour les questions de vocabulaire, mais en pratique il fallait encore préciser les choses. Puisque j’étais exactement placé dans la même position qu’elle, à part que j’étais en pantalon et non en robe, je pouvais me rendre compte de la difficulté. Par exemple, avec les mains attachées derrière moi autour de la main courante de ce parapet haut d’au moins un mètre, avec une chaînette de menottes aussi courte et l’impossibilité de faire passer l’une ou l’autre main sous la main courante car l’ouverture était trop étroite, j’aurais été dans l’impossibilité de me gratter les couilles si le besoin s’en était fait sentir.

–     Il faut que vous m’aidiez. Les flics vont revenir.

La fille m’avait interrompu dans mes futiles réflexions.

–     Il faut que vous m’aidiez à sortir la came.

–     Vous ne pouvez pas l’expulser ?

–     Non on ne peut pas. D’autant moins que j’ai mis un slip.

–     Je suis heureux de l’apprendre. Mais comment faire ?

La fille se rapprocha de moi. Le flic qui nous avait attachés n’était pas du genre qui réfléchit, de toute évidence, donc il nous avait accrochés en négligeant de nous séparer par au moins un intervalle entre deux poteaux, de sorte que nous pouvions nous rapprocher en coulissant nos menottes jusqu’à être très près l’un de l’autre, de part et d’autre d’un même poteau. Je coulissai aussi, en me disant au passage que jamais ce mouvement n’aurait eu lieu au temps où nous étions encore libres de nos gestes une demi-heure en arrière. J’étais donc maintenant à vingt centimètres de la reprise de justice, du genre de ces femmes de plus en plus jolies au fur et à mesure qu’on en est plus près.

–     Baissez-vous ! m’enjoignit-elle.

–     Difficile avec les menottes.

–     Baissez-vous autant que vous pouvez.

Je me baissai dans la position de torture qu’on appelait dans le temps l’estrapade je crois, les bras relevés dans le dos et la tête à moins d’un mètre du sol, plus bas je ne pouvais pas. La jeune femme leva la jambe droite et posa son mollet sur mon épaule.

–     Essayez de passer la tête sous ma robe.

–     Je suis à fond.

–     Faites un effort.

Je réussis à passer la tête sous l’ourlet inférieur de la robe. Il faisait noir comme dans un four car la nuit était tombée et le tissu assez épais.

–     Remontez jusqu’à ma culotte.

–     J’y suis.

–     Descendez-la avec les dents.

Il m’était impossible d’atteindre l’élastique supérieur du slip à cause du ceintrage à la taille de la robe. J’avais noté précédemment que ça faisait à la fille une silhouette très élégante sans soupçonner la difficulté que cela induirait peu de temps plus tard. J’essayai donc d’attraper un des élastiques inférieurs, celui de la cuisse gauche plutôt car la belle brune avait toujours sa cuisse droite sur mon épaule.

–     Je n’y arrive pas, dis-je de dessous le tissu bleu.

–     Servez-vous de votre langue. Je vais me pencher un peu.

La fille se pencha en arrière jusqu’à presque se coucher sur la balustrade, du moins le supputai-je car bien sûr je ne voyais rien. Après maintes tentatives, j’arrivai enfin à passer la langue sous la bordure brodée, ce qui me permit de la coincer avec les incisives du haut, de passer ensuite la lèvre inférieure en dessous et enfin de la choper avec les deux mâchoires.

–     C’est bon, vous l’avez, tirez maintenant.

Je reculai la tête en prenant bien soin de ne pas desserrer les dents. La fille étant assez maigre, ça vint rapidement sans effort. Je réapparus à la grande nuit avec mon trophée dans la gueule, fier comme un chat ramenant une souris.

–     Jetez-la dans la rue.

Ce que je devais de toute façon faire pour pouvoir de nouveau dire quelque chose, car la parole est une chose essentielle dans le rapport homme-femme. Je me penchai donc par-dessus le vide et jetai l’objet d’un mouvement brusque de la tête. Heureux le fétichiste qui la ramassera demain matin.

–     C’est bon mais ce n’est qu’une première étape, reprit-elle. Il faut que vous y retourniez. Vous verrez une ficelle sortant de mon sexe, vous n’aurez qu’à l’attraper de la même manière et ensuite tirer.

–     D’accord.

Elle remit sa jambe sur mon épaule et me voilà reparti dans l’exploration. Mais quand ma petite brunette disait « Vous verrez », elle ne se rendait pas compte qu’on n’y voit goutte sous son jupon.

–     Le problème est que je ne vois rien, dis-je en arrivant à destination.

–     C’est une ficelle de coton assez longue, ça doit dépasser d’au moins cinq centimètres. En fait, c’est un tampon que j’ai mis dans un préservatif après l’avoir rempli de coco, puis j’ai fait un nœud dans la capote en laissant le fil dépasser.

–     Bon, je vais chercher.

La fille s’était de nouveau jetée en arrière pour me faciliter la tâche. Du bout des lèvres, je me mis en quête de ce fameux fil. En fait, il y avait surtout des poils, de vraie brune à vue de nez, qu’on ne saurait confondre avec un fil de coton.

–     Vous êtes trop haut. L’entrée du vagin est plus bas. Vous êtes pédé ou quoi ?

–     Je suis assez familier de l’endroit mais c’est la première fois que je dois y choper un fil avec les dents.

–     Là vous êtes sur mon clitoris. Descendez encore un peu, et ensuite j’imagine que le fil doit partir vers le bas. Là vous êtes sur l’anus, remontez.

–     Ça y est, je le sens. Un truc avec un goût de coton.

–     Attrapez-le.

–     Ayé.

–     Tirez doucement. Si le fil casse, on est fichus.

Je tirai et sentis une certaine résistance. Il devait y avoir un gros paquet au bout du fil. A moins que la fille ne le retienne inconsciemment. J’aurais bien voulu lui dire de se détendre un peu mais je ne pouvais pas ouvrir le bec de peur de perdre le fil, tel le corbeau de la fable son fromage.

–     Tirez encore, je la sens sortir. Doucement.

Puis tout vint d’un coup. L’espèce de saucisse de Morteau en latex heurta ma poitrine pendue au bout de son fil. Ce n’était pas le moment de lâcher prise car alors nous n’aurions sans doute pas pu la ramasser au sol, ni avec les mains ni avec les dents, la terre étant trop basse. Peut-être avec les orteils alors. Je me dis que nous aurions également pu mener toute cette opération avec mon pied déchaussé, mais c’eût été moins bien et plus aléatoire aussi. Je ressortis de dessous la robe avec ma saucisse, pardon ma capote fourrée de cocaïne, et me redressai au grand soulagement de mes épaules.

–     Ouaih ! Génial ! On a réussi !

–     Hi ho la hahé haintenant.

–     Oui, il faut la cacher maintenant. Bon, je vais tenter le coup. Vous allez me la passer, je vais prendre le fil dans ma bouche.

Nos bouches se rapprochèrent jusqu’au contact de nos lèvres. Je sentis ses dents mordiller mes propres lèvres et quand elle serra le fil, je le libérai. C’était elle maintenant qui tenait l’objet avec les dents. Cela me permit de l’observer. Il s’agissait bien d’un préservatif, sans doute un modèle renforcé Spécial Hommes, bourré de poudre blanche avec un nœud au bout et la ficelle blanche aussi sortant du nœud. On ne pouvait pas voir le tampon mais on devinait sa présence. Je fis un rapide calcul de tête. 50 millimètres de diamètre par une douzaine de centimètres de longueur du réservoir jusqu’au nœud, cela faisait plus de 200 centimètres cubes donc un peu plus en grammes, à 60 euros le gramme, il y en avait pour au moins douze mille balles.

–     Que comptez-vous faire du paquet ? interrogeai-je.

La beauté Ultra Brite avec ficelle de Tampax à la place de la rose ne pouvait naturellement pas me répondre autrement que par l’action elle-même. Elle regarda par-dessus son épaule en direction de la rue puis se plia en deux au point que son menton touchait presque ses genoux. La nymphette était souple. Ses cheveux pendaient sur le sol de la terrasse pavé de bois. Elle fit quelques petits mouvements de la tête pour imprimer une oscillation à la saucisse puis redressa violemment le buste en poussant un son rauque de lanceuse de poids. Je vis la coke partir en vol parabolique par-dessus ses cheveux et la vis atterrir sur le toit d’en face, à une bonne dizaine de mètres. Ensemble, elle et moi, nous regardâmes la chose rouler dans la pente jusqu’à échouer dans la gouttière.

–     Super ! Ça m’aurait bien embêtée si c’était tombé dans la rue. D’abord je n’avais aucune chance de la récupérer et si c’étaient les flics qui le faisaient, vu que ça a trempé trois heures dans mon ADN….

–     Vous comptez la récupérer ?

–     Bien sûr ! Au prix que ça coûte. Je trouverai bien un moyen de monter sur ce toit. Mais l’important est que je ne l’aie plus sur moi. Au poste, vu mon pedigree, ils m’auraient fouillée en détail. D’ailleurs ils vont le faire, une grosse femme flic va me rentrer ses doigts dégueulasses, mais elle ne trouvera rien.

–     J’en suis heureux pour vous. Il serait dommage que l’on vous perde de vue, ne serait-ce que quelques mois.

–     Je vous dis, j’étais partie pour cinq ans, avec la quantité et mes antécédents. Sinon, il y a encore un risque….

–     Lequel ?

–     Qu’au commissariat il y ait un klebs.

–     Un chien de la brigade des stups ? Qu’est-ce que vous risquez ?

–     Qu’il colle son museau de merde contre ma chatte dès qu’il me voit et se mette au garde à vous comme on lui a appris. Il y a des chances qu’il y ait eu un peu de poudre sur l’extérieur du préservatif et que ça se soit déposé sur mes lèvres au moment de l’introduction. Je me suis lavé les mains après, mais pas en bas. Même s’il y en a très peu, un chien va le sentir.

–     Que pouvons-nous faire ?

–     Il n’y a qu’un moyen.

–     … ?

–     C’est vous qui allez nettoyer. C’est un service que je vous demande.

–     Du coup je vais être positif en cas de prise de sang.

–     Pas pour des quantités aussi faibles ! Je ne m’en suis pas tamponnée comme avec de la poudre de riz, quand même !

–     Bon.

Et je repassai sous la nappe, pardon la robe. Je léchai d’abondance, les grandes lèvres puis les petites puis les grandes encore puis les petites de nouveau, suivant scrupuleusement les indications en provenance de l’extérieur. Un sentiment d’euphorie me gagnait sans que je ne susse s’il était causé par les traces de coco ou par autre chose. La molécule de cocaïne excite les neurorécepteurs sièges du sentiment de la récompense. Quand on en prend, on jubile comme si l’on avait gagné au Loto ou au flipper ou si l’on avait inventé quelque chose de génial. La dose étant sans doute très faible dans le cas présent, mon bonheur devait provenir du sentiment altruiste d’accomplir une bonne action, celle d’éviter la prison à ma future gardée à vue. En tout cas, ce fut et cela resterait certainement mon premier et dernier cunnilingus d’effacement d’indices judiciaires.

–     Sortez ! Les flics reviennent !

Ce que je fis précipitamment, et nous glissâmes le long de la rambarde pour nous éloigner l’un de l’autre jusqu’à la position où la police nous avait laissés quelques minutes plus tôt.

**

Nous fûmes emmenés séparément au poste et je ne la revis plus jamais. L’instant d’après, je me retrouvai ainsi seul à l’arrière d’un panier à salade, sous la surveillance d’une jolie fliquette stagiaire qui tentait en vain d’incarner la sévérité de la loi par un froncement permanent de ses fins sourcils blonds. J’étais toujours menotté dans le dos, bandais comme un Turc dans mon jean trop serré, la barbe trempée de cyprine et le regard vague au plafond du fourgon. La jeune policière semblait me trouver suspect sans trop savoir pourquoi. Il doit être camé, se disait-elle. Au poste j’eus évidemment droit au test salivaire. Cela me donna quelques angoisses car je craignais, par séquelle d’éducation chrétienne, d’être puni par là où j’avais péché. Péché juridique bien sûr, qui doit s’intituler complicité de dissimulation de preuve ou quelque chose dans ce genre. Heureusement le test fut négatif, dose trop faible voire inexistante me dis-je après coup, et je fus relâché aux aurores.

Je ne pus retourner au toit-terrasse le lendemain soir par la faute d’un vernissage où je devais être absolument. Mais j’y retournai le surlendemain, je m’y précipitai devrais-je dire plutôt. Mon inconnue ne s’y trouvait pas. Toujours armé d’une pinte de bière, la même que deux jours auparavant, je m’accoudai au bastingage avec vue sur l’océan des toits zingués de Paris. J’étais à peu près à l’endroit où l’on nous avait attachés. Sur le toit d’en face, une grande lucarne était ouverte pour exhaler un peu de la fournaise qui s’était abattue sur la ville et faisait rôtir ses soupentes. Je ne pouvais pas voir s’il y avait quelque chose dans la gouttière, la terrasse étant quasiment à la même hauteur. Attendais-je, en scrutant la lucarne, d’en voir sortir la jeune femme telle une chatte, pour aller chercher son bien précieux au bas du toit ? Ou l’avait-elle déjà fait ou le ferait-elle une nuit prochaine ? J’imaginai, par le peu que je savais d’elle, qu’elle aurait la ressource, l’imagination et l’audace de le faire. Et puis une commerçante ne peut pas se permettre de perdre son fond de roulement. Elle devait profiter des soirées branchées en ce genre de lieu pour écouler sa marchandise. Devait-elle aussi, pour vivre, vendre son corps en plus de sa cocaïne, voire faisait-elle un prix pour la paire ? Peu m’importait car je ne payais jamais ni pour l’un ni pour l’autre. Je compris pourquoi mon évocation de la chanson des Beatles lui avait tant déplu, l’allusion à la drogue par un inconnu était un mauvais présage, surtout si l’inconnu était flic. Pourtant je l’ai sauvée d’un grave accident de carrière, par un acte dont je garderais un souvenir sensoriel éternel. Et dans les futures beuveries entre vieux copains où tous parlent de cul, d’acte sexuel rapide avec une inconnue, dans un lieu public, de choses avec des menottes, de sexe épicé de substances interdites, de femme dont on se souvient et qu’on ne peut revoir que par un grand hasard, je me tairais. Je ne dirais pas que j’ai fait tout à la fois le 30 juin 2015, au seuil d’une canicule à 40 degrés, de toute façon ils ne me croiraient pas. Sur l’horizon ouest, Vénus et Jupiter doucement s’éloignaient l’un de l’une.

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