Velibi Fortunae

 

Mesdemoiselles, ne changez de trottoir qu’en cas d’absolue nécessité. Car cela peut être plus grave que simplement de changer d’amant.

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    Nous allions vers les trois heures du matin de ce dernier mercredi de juin 2012. Je rentrais chez moi l’esprit morne et le pas saccadé, par la rue de Seine dont les galeries d’art alignées au garde-à-vous me conduisaient au pont qui célèbre ce qu’elles vendent et franchit le fleuve éponyme de la rue. Une soirée chez des amis d’amis d’amis avec beaucoup de choses à boire et peu de filles à épater, dont le résultat s’inscrivait dans ma démarche. Mais je n’en restais pas moins digne et présentable, la trajectoire quasi-rectiligne et le paletot encore vierge de toute trace de vomi. Elle marchait dans ma direction sur le même trottoir. Les lois de la géométrie et peut-être du destin réunies assuraient que nous allions nous croiser dans moins d’une minute. La femme faisait un bruit de solo de percussions avec ses talons, des dizaines d’insomniaques devaient en ce moment la suivre des oreilles sans la voir. Pour moi qui la voyais grandissant dans mon champ de vision, elle prenait progressivement un faux air de Miss Monde vénézuélienne furieuse de n’avoir été élue que première dauphine, avec son teint mat, son air renfrogné et sa fontaine de cheveux sombres ondulant au rythme de son pas. Sans crier gare mais en continuant son infernal bruit de claquettes, elle se rapprocha de la bordure du trottoir, se faufila entre les voitures garées, traversa et continua sa remontée de la rue de Seine par le trottoir d’en face. Fin du suspense, nous n’allions plus nous croiser, ou de loin seulement.

    Lorsqu’elle passa à ma hauteur de l’autre côté de la rue, j’évitai de tourner ma tête vers elle car je sentais qu’elle me surveillait sans me regarder. Au contraire, je m’appliquais à contempler la vitrine de la galerie qui se trouvait être là et qui par manque de chance affichait de grandes photos de filles à poil. Cette soirée restera celle des frustrations mais ce n’était pas la première du genre ni bien sûr la dernière. Je continuai mon chemin pour arriver dans le volume parfumé que la belle brune venait de laisser, mon odorat au moins était comblé, et mon regard démobilisé fut alors attiré par une autre âme qui vécût, un cycliste arrivant des quais.

    C’était un gros type juché sur un Vélib qui roulait à la vitesse maximale permise par ces engins à la vélocité d’une charrue, et à contresens comme cela était permis aux bicycles depuis quelques mois dans la grande ville écolo-bobo. La mise en place de ces étroits couloirs cyclables avait contribué à réintroduire dans le Paris du vingt-et-unième siècle un sport oublié : la joute équestre. Deux cavaliers harnachés comme dans Braveheart fonçant l’un vers l’autre en brandissant chacun un poteau télégraphique, et ce n’est pas toujours le plus intelligent qui cède. Sauf qu’entre un soixante-huitard pressé en 4×4 et un indigent en vélo désireux de continuer à vivre, les combats étaient inégaux. Le roi Henri II est mort comme ça du côté de la Place des Vosges et quelques cyclistes connaîtront le même sort.

    Pour le gros type en Vélib, le problème ne se posait pas. Il avait la rue pour lui tout seul et en profitait pour se prendre pour le favori du prologue du Tour de France. Je tournai la tête pour le suivre des yeux. Je revis la chevelure de la brune qui s’éloignait dans le bruit mourant de ses talons aiguilles. Profitant d’une sortie de porte cochère miraculeusement non occupée par une voiture garée, la fille obliqua brusquement sur sa gauche pour retraverser la rue au moment précis où les 120 kilos du couple gros type-gros vélo arrivaient à fond de troisième dans son dos joli. Le choc était inévitable, mais là n’était pas la question.

    Car pourquoi avait-elle traversé la rue pour la retraverser cent mètres plus loin ? Pour m’éviter pardi la salope. Non pardon, elle devait juste tenter de gérer sa dure condition de jolie femme. Et je ne devais pas être la rencontre la plus engageante du lieu et de l’heure, malgré ma conviction de n’être que faiblement bourré. Donc elle se méfie des hommes et préfère changer de trottoir la nuit. C’est son droit, dont acte. Si pour ma part j’en venais à croiser un groupe de jeunes dits de banlieue dans les mêmes circonstances, aurais-je le droit de changer de trottoir ? Non bien sûr, car ce serait du racisme. Bref, nous sommes tous des prédateurs autant que des proies potentiels, et la moralité de nos comportements y afférant n’est qu’une affaire d’époque et de mode.

    La piétonne poussa un petit cri qui, combiné au bruit sourd de l’impact suivi du fracas du Vélib sur le macadam, évoquait incontournablement le troisième mouvement du Marteau sans Maître de Pierre Boulez. Le corpulent vélibonaute se releva sans dégâts apparents et préféra se jouer Toccata et fugue en barré mineur puisqu’il remonta sur son engin et se barra vers le boulevard Saint-Germain sans se soucier de la quille qu’il venait de dégommer. De la fille point de nouvelles, de là où j’étais elle était masquée par les voitures, et j’allai donc m’enquérir de son sort en essayant de chasser de mon esprit toute rancune et d’anticiper toute méfiance de sa part.

    Le corps gisait au milieu de la rue, les deux épaules au sol comme un combattant de lutte gréco-romaine vaincu, le bassin et les jambes de profil, les bras en posture christique et la tête au milieu d’une flaque de cheveux. Elle avait les yeux fermés et ne bougeait ni ne pipait mot. Que faire me disais-je, elle est bien jolie mais elle est peut-être aussi morte. Je lui pris son pouls comme j’avais vu faire dans les séries médicales à la télé et constatai qu’il battrait encore pour un moment. Je lui posai la question banale de circonstance.

–   Ça va ?

    Elle ouvrit un œil puis l’autre et me regarda d’un air soupçonneux.

–   Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?

    Elle parlait avec un accent hispanique en harmonie avec son physique et une syntaxe formelle caractéristique des gens qui ont appris le français dans les bons livres de grammaire. Elle ignorait encore qu’une question contenant ‘Voulez-vous ?’ était terriblement connotée par l’usage graveleux qu’en firent des auteurs de romans et de chansons anglophones qui avaient cru bon de l’inclure en français dans leur texte.

–   Je ne suis personne en particulier, je m’appelle juste Pierre. Je veux vous aider.

–   Pourquoi voulez-vous m’aider ?

–   Vous êtes allongée par terre au milieu d’une rue.

–   Que m’est-il arrivé ?

–   Vous avez été renversée par un Vélib.

–   Un quoi ?

–   Une espèce de vélo.

    Elle se redressa à moitié et poussa un grand cri rauque en roulant les r.

–   Aaarrhhh ! Mi rodilla !

–   Votre genou ?

–   Si ! Mon genou ! Je l’ai cassé.

–   Ne bougez pas.

    La miss avait pris un coup latéral sur le genou, un grand classique des terrains de rugby, sauf que les deuxièmes lignes y vont moins vite que le gars en Vélib, si elle a hurlé comme un putois c’est que ça devait faire mal. Elle était en jupe s’arrêtant au-dessus dudit genou et l’on croyait voir comme une trace de pneu sur le côté extérieur de sa jambe gauche. Le vêtement laissait aussi deviner qu’elle était assez forte de cuisses mais ça ne l’avait pas protégée dans son contact avec le deuxième ligne monté sur roues. Donc il fallait appeler des secours, le problème étant que j’étais sorti sans mon téléphone.

–   Vous avez un téléphone ? Je vais appeler les pompiers pour vous.

–   Non, je n’ai plus de téléphone mobile, quelqu’un me l’a volé aujourd’hui dans la cour du musée du Louvre.

    Elle compléta sa remarque désabusée par un rictus de douleur et un jeté arrière de tête qui eût ou eussent été très érotique(s) en une autre circonstance. Donc je devais appeler des secours sans téléphone portable. Comment faisait-on avant ? On cherchait une cabine téléphonique. Mais comme on n’en a plus besoin, on ne les voit plus et on ne sait donc plus où il y en a, et en plus il y en a de moins en moins. Les jeunes générations ne doivent même pas savoir à quoi ça sert. Je me relevai pour regarder l’horizon par-dessus les voitures en stationnement, et de cabine bien sûr il n’y avait point, que des galeries d’art où roupillaient des velléités de chefs-d’œuvre. Alors une voiture apparut au bout de la rue pour se diriger vers nous. C’était un taxi dont le macaron lumineux arborait un beau rouge qui signifiait qu’il ne s’arrêterait pas. Je me mis néanmoins debout au milieu de la rue à faire des grands signes de bras pour le cas où le chauffeur aurait été ivre ou très myope, car ma sud-américaine était toujours allongée en plein milieu. Le taxi s’arrêta et le chauffeur s’enquit au sujet de l’obstacle.

–   Elle est blessée la madame ? Elle a un coup dans le nez ?

–   Elle a été renversée par un vélo.

–   Ça m’étonne pas. Ils sont dangereux, ça devrait être interdit.

–   Vous pouvez appeler les pompiers ?

–   Je dépose mes clients cent mètres plus loin et je m’en occupe.

    Les clients étaient un vieux couple de bourgeois du quartier qui n’étaient plus qu’à quelques mètres de la porte de leur domicile à au moins quinze mille euros le mètre carré fois certainement un grand nombre de ces mètres carrés. Le vieux monsieur proposa de nous laisser le taxi pour que nous allions directement à un service d’urgences, ce sera plus rapide que les pompiers jeune homme, et à lui et à son épouse ça leur fera faire un peu d’exercice, on en a bien besoin à nos âges vous savez. Vous êtes bien aimable monsieur, restait le problème de charger le colis dans la voiture. Le chauffeur et moi soulevâmes la belle par la taille en lui maintenant droite sa jambe gauche temporairement impliable, afin de la déposer dans le sens de la largeur sur la banquette, comme un meuble qui ne rentre pas dans le coffre, tandis que l’autochtone chenu tenait la porte arrière gauche grande ouverte en matant les cuisses de l’infirme. Il était convenu que je l’accompagnerais, et c’est ainsi que je me retrouvai assis à l’arrière du taxi avec les jambes de cette demoiselle étendues sur mes cuisses, direction Lariboisière et ses urgences concentrant toute la misère du monde.

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    Le trajet fut court dans un Paris presque désert de milieu de nuit de milieu de semaine.

  

La suite et le reste dans D’autres filles que la mienne.