Pétanque

 

Ça sert à quoi l’cochonnet si t’as pas les boules ?

Gaby oh Gaby ( Alain Bashung, Boris Bergman , 1980 )

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    Ce fut comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Un grand bang alors qu’il faisait beau. Beau mais pas chaud, l’été avait à peine commencé alors qu’on était déjà presque en juillet. Et il n’était que dix heures du matin, deux raisons de plus de s’étonner. Des gens levèrent le nez vers l’azur immaculé, virent qu’il n’y avait rien qui menaçait, rien de spécial et donc replongèrent tous le regard vers le pavé parisien où il se passe toujours tellement plus de choses intéressantes que dans les cieux.

–          Tu as entendu ?

–          Bien sûr que j’ai entendu. Comment veux-tu qu’on n’entende pas un bruit pareil ?

–          T’énerve pas, Michel. Je sais que tu as entendu.

–          Alors pourquoi tu demandes ?

–          C’était juste pour savoir si tu savais ce que ça pouvait être.

–          Comment veux-tu que je sache ? Ça ressemblait à un coup de fusil.

–          Un coup de fusil ? Dans notre immeuble ?

    Le couple de retraités de l’Administration, Michel et Françoise, passaient leur matinée dans leur salon. Le salon se trouvait au troisième étage d’un immeuble blême du quatorzième arrondissement de Paris. Françoise insista, d’autant plus qu’il ne s’était rien passé dans la copro depuis des années, depuis même leur départ à la retraite :

–          Qui peut bien posséder un fusil dans notre immeuble ? Et pourquoi tirerait-il avec ? Juste maintenant ?

–          A mon avis, c’est le vieux du sixième qui vient de se tirer une balle.

–          Michel ! Comment peux-tu dire une chose pareille !

–          Je peux le dire parce que je le pense.

    Ils appelaient l’occupant d’une des chambres de bonnes « le vieux » car il était déjà vieux quand eux-mêmes avaient emménagé il y a trente ans.

–          Il faut aller voir, Michel.

–          Vas-y si tu veux.

    Françoise monta au sixième, toqua maintes fois à la porte du vieux car il était un peu sourd, voire mort, et redescendit.

–          Ça ne répond pas.

–          Donc il est mort. Il ne sort qu’avec son assistante de vie, qui ne vient qu’à onze heures.

–          Il faut appeler la police alors.

–          On n’est pas sûr que c’était un coup de fusil.

–          Mais le vieux ne répond pas !

–          C’est qu’il est mort d’autre chose.

–          Ça n’explique pas le bruit

    Le dialogue progressa peu dans l’heure suivante. Finalement, ils n’appelèrent pas. Si le vieux avait un problème, l’assistante était là pour ça, elle avait la clé de la chambre et sûrement l’habitude des suicides de vieillards aussi.

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    Un bruit similaire retentit le lendemain. Personne ne sut que le bruit était similaire car personne n’avait entendu les deux, celui du quatorzième arrondissement et celui du deuxième. Alors qu’il y eut un Japonais, Tsutomu Yamaguchi, qui survécut à la fois au bombardement de Hiroshima, où il était en voyage d’affaires le 6 août 1945, et à celui de Nagasaki le 9 puisqu’il était retourné dans la ville où il habitait. Le deuxième bruit fut surtout entendu par Marcelina Pilar, femme de ménage philippine qui se reposait dans sa chambre de bonne après avoir passé la matinée à nettoyer le domicile de ses maîtres quatre étages plus bas, car c’était elle qui était la plus près. Elle se leva de son lit, sur le dessus duquel elle s’était couchée tout habillée sans ses chaussures, et sortit en collants dans le couloir. La chambre d’à côté était inoccupée, pleine de vieux mobilier à l’abandon, avec la porte battant librement sans serrure ni poignée, au point que les jours de vent, Marcelina devait la bloquer par un poids sans pour autant s’enfermer à l’intérieur, ce qui était difficile mais faisable grâce à une ficelle passant dessous. La femme poussa ladite porte. D’abord elle ne vit rien de plus que la tristesse habituelle de l’endroit. Puis elle vit un trou dans le toit en pente. Un trou très rond, presque propre, et elle s’y connaissait en propreté. Logiquement elle suivit l’axe du trou du regard et vit un autre trou, plus vague, dans le dossier d’un fauteuil mourant. Au fond de ce second trou il y avait un reflet métallique, comme une sphère brillante, qu’elle voulut toucher du bout du doigt. Marcelina poussa un hurlement de douleur dans sa langue natale et retira son doigt vivement, car elle venait de se brûler comme cela lui était déjà arrivé avec la plaque du four de ses employeurs.

    Une troisième sphère tomba sur Paris le jour d’après. Elle percuta une façade cossue en un point donnant sur la rue, faisant jaillir de nombreux éclats de pierre de taille sur quelques têtes de passants. Ce qui justifia une arrivée massive de pompiers et de police. La recherche qui s’ensuivit permit de mettre la main, préalablement gantée, sur une boule de pétanque fichée dans le mur, qu’un pompier juché sur une échelle dégagea au burin. La sphère fut remise à la police qui s’interrogea. Si l’objet était banal et fut bien rangé dans une boîte sous scellés, la trajectoire qui l’avait mené là l’était beaucoup moins et ne connut aucun début de résolution ce jour-là. Toutefois, cet épisode eut le mérite de susciter un article dans le journal local Le Parisien, et à partir de ce moment le rapport du public aux bruits violents et soudains changea. Cela tombait bien car il y en eut un tous les jours suivants, tantôt le matin tantôt l’après-midi, suscitant à chaque fois la recherche de l’objet incident, qui fut retrouvé presque à chaque fois et ce fut toujours une boule de pétanque.

    Les plus hautes autorités de police s’étaient emparées de l’affaire mais pour le moment cela ne changeait rien. On était dans le bureau du commissaire divisionnaire Mercier, en présence des nombreuses personnes qui comptaient dans l’affaire, qui pour l’instant comptaient surtout les boules.

–          Nous en sommes à combien ?

–          Huit, monsieur le divisionnaire, avec celle de ce matin.

–          Exactement une par jour depuis huit jours.

–          Oui. Nous n’avons pas retrouvé celle de vendredi, mais d’après les témoignages nous sommes sûrs qu’il s’agit de la même chose.

–          Et quelle est cette chose ? Monsieur l’expert ?

–          Quelqu’un, ou quelque chose, tire des boules de pétanque sur Paris, dit l’expert.

–          Comment fait-il ?

–          Il n’y a pas de traces de poudre sur les boules, donc il les envoie par un moyen purement mécanique.

–          A quelle distance ?

–          Quelques kilomètres sans doute. Elles arrivent par une trajectoire inclinée à 45 degrés et en provenance du sud-est.

–          On peut être plus précis sur la localisation du tireur ?

–          Pour l’instant non.

–          Mais nous avons les boules. Que nous apprennent-elles ?

–          Elles sont d’un modèle standard. Elles sont neuves, on n’a jamais joué avec avant car elles sont sans rayures du côté opposé à l’impact. Elles peuvent être à une, deux ou trois nervures. Nous avons pour l’instant deux paires identiques.

–          Ce sont des boules provençales ou lyonnaises ?

–          Provençales, monsieur le divisionnaire, provençales.

–          ADN ?

–          Néant.

–          Revendication ?

–          Négatif.

–          Vous y comprenez quelque chose ?

–          Pas davantage que vous, monsieur le divisionnaire.

–          Un jour on va avoir un mort.

–          Par chance nous n’avons que trois blessés légers à ce jour.

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    J’adore lire mon journal au café le matin, sur la terrasse à pergola à l’arrivée des beaux jours. Je ne sais pas pourquoi mais je trouverais sans intérêt de le lire chez moi alors que c’est le même journal.

  

La suite et le reste dans La Fin de l’âge du fer.