Levage Manuel

 

Jusqu’où ne montera-t-il pas ? Réponse : il montera jusqu’au quatrième étage sans passer ni par l’ascenseur ni par l’escalier, puis il en redescendra.

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    La référence ultime en la matière est Luis Carrero Blanco. Qui était espagnol et fut le premier ministre du général Franco de juin à décembre 1973. Un brillant destin l’attendait, peut-être aurait-il succédé au Caudillo après la mort, imminente et très attendue à l’époque, de ce dernier. Mais l’attendait aussi une bombe cachée dans un tunnel sous la chaussée de la rue qu’il empruntait tous les jours pour se rendre à son travail. Tous les matins il assistait à la messe dans la même église et c’était là son erreur. Car si Dieu existe il doit être partout, donc ceux qui y croient et qui surtout sont cibles potentielles de terroristes doivent changer de lieu de prière de manière aléatoire s’ils veulent prolonger autant que possible leur séjour sur cette Terre. Ce que ne faisait pas Carrero Blanco et donc la bombe envoya sa voiture par-dessus un immeuble de cinq étages pour la faire retomber dans la cour d’un collège jésuite mais ce n’était pas eux qui avaient fait le coup. C’était sûrement les Basques de l’ETA, peut-être manipulés par d’autres, la CIA forcément, les manipulés étant un peu conscients de l’être mais ça les arrangeait quand même. Voire que la montée au ciel précipitée du pieux Luis arrangeait beaucoup de monde, tout cela n’a plus guère d’importance aujourd’hui. En France et à notre époque, les choses sont nettement plus simples. Les gouvernants manifestement se foutent de la gueule du bas-peuple, qui du coup réchauffe en son sein des individus indignés, plus que ça : énervés, dont certains sont décidés à le leur faire payer cher.

    Nous avions infiltré différents mouvements. Celui des gens hostiles au mariage homo d’abord. Beaucoup de vieux réacs en loden, de ceux-là mêmes qui auraient simulé l’ouverture d’esprit si une jeune et jolie étudiante les avait sondés sur un trottoir du marché de Passy un dimanche matin quelques mois plus tôt. Mais la réponse à une question dépend de celui qui la pose, donc lorsqu’un quarteron pervers d’archevêques socialistes et de mères supérieures de gauche ordonnèrent aux vieux réacs de se convertir à la bien-pensance moderne et à sa théorie du genre, la réponse fut naturellement non et le mouvement fut lancé. Nous participâmes à de vastes manifs et nous y fîmes des amis qui resserviraient sans doute plus tard. Nous avons aussi manifesté avec un collectif anti-fourrure constitué principalement de jolies filles qui se foutaient à poil et se badigeonnaient de rouge en divers endroits symboliques, après quoi nous les rhabillions de leurs manteaux en faux lapin et les emmenions se réchauffer dans leur lit. Puis nous avons soutenu des gens qui protestaient contre l’augmentation de la TVA sur les promenades en poney, mais nous les avons trouvés bien trop paisibles, et avons aussi un temps fait cause commune avec les partisans d’un amuseur public qui faisait rire les foules de choses dont on n’a pas le droit de rire, sauf en cachette, mais là c’était un peu dangereux voire confus, et donc nous avons renoncé à tisser des liens avec eux.

    Ce travail préparatoire étant réalisé, il nous fallait encore choisir la cible d’une part et la manière de la frapper d’autre part. Pour la cible, ce furent nos happenings avec les partisans de l’humoriste qui nous l’indiquèrent. Le politicien qui s’était le plus impliqué dans l’étouffement du mulâtre antisioniste était bien la tête à claques idéale. Ce phrasé bredouillant d’acteur catastrophique, cette enflure de soi que le pouvoir va forcément rendre fou un jour, ces œillades de traître de comédie, cette incompétence en toutes choses se travestissant de simplicité, c’était lui qu’il nous fallait. Pas le Président de la République lui-même, trop difficile à atteindre sauf si l’on est actrice et blonde, non, juste son ministre de l’Intérieur, c’était même encore mieux car on touchait d’un coup d’un seul la police et la politique, ces deux sœurs siamoises partageant par accident les quatre lettres du mot poli. Pour la manière de frapper, l’explosif était bien sûr ce qu’il y avait de plus prestigieux. Le problème était qu’il en fallait énormément, surtout s’il fallait l’enterrer sous la chaussée et encore plus que la centaine de kilos de Carrero Blanco car le ministre français roulait en voiture blindée. Et puis nous n’étions pas sûrs de vouloir tuer, du moins physiquement, juste politiquement, même qu’après mûre réflexion, l’accabler de ridicule nous paraissait préférable.

    Le ministre passait presque tous les jours par une rue très commerçante de Paris, la rue de Rivoli, pour se rendre dans son château de ministre. X et moi, appelons-moi Y si on veut, parcourûmes longuement cette rue à la recherche d’une idée, en plein pendant les soldes en plus. En ressortant d’un magasin avec un pantalon et un pull noir en coton à moins cinquante pour cent, je levai les yeux et vis la flèche d’une grue s’élevant loin au-dessus du toit de l’immeuble d’en face.

–          Tu as vu ? demandai-je à X.

–          La grue ? Ouaih, ils ont commencé le chantier de la Samaritaine.

–          Ça faisait au moins dix ans que c’était fermé.

–          Ça va de nouveau être le bordel.

–          Je te rappelle que nous aimons ça.

–          Nous ne l’aimons que si nous l’avons provoqué. Sinon, pour la grue, tu penses à quoi ?

–          A m’en servir.

–          Contre Manolo Tango ?

–          Lui-même.

    Nous nous installâmes dans un café d’une petite rue à l’écart de la grande, aux chaises en bois sombre et au sol carrelé de mosaïque d’un temps où les hommes s’achetaient trois pantalons de flanelle et les femmes trois robes à fleurs de toute leur vie. Nous déposâmes nos achats sur deux chaises et nous assîmes sur deux autres. X avait acheté des vêtements de sport car il en faisait beaucoup, ce qui ne l’empêcha pas de commander une bière pour lui et pour moi un café. Personne en salle et deux types au comptoir, et pas de caméra de surveillance pour ne pas jurer avec l’ambiance années cinquante.

–          La grue ? redemanda X, c’est pour laisser tomber quelque chose de lourd ? Au bon moment ?

–          C’est pour soulever, répondis-je.

–          Soulever quoi ?

–          Manolo.

–          Dans sa voiture ?

–          Oui.

–          Wouf !

–          Je n’ai pas dit que ce serait simple.

    Nos boissons arrivèrent et nous trinquâmes, je ne suis pas sûr si ça se fait avec une tasse de café.

–          Pour soulever la voiture, il faudra l’accrocher par un crochet, continua Y, c’est-à-dire moi-même.

–          Ça tombe sous le sens.

–          Et pour ça, il faudra la bloquer, pendant quelques secondes tout au plus.

–          A l’aide d’une manif totalement spontanée, par exemple.

–          Exactement. L’un de nous deux accroche le crochet. A quoi, on étudiera la question en fourrant le nez sous une Citroën C6, et l’autre est en haut de la grue et soulève quand c’est fait. Même si dix-huit flics karatékas armés comme Chuck Norris jaillissent des voitures d’escorte, ils ne pourront que faire Alléluia en regardant s’élever leur chef. S’ils veulent s’accrocher aux portières, c’est leur problème.

–          Il ne faudra pas que Manolo Tango puisse sortir avant de décoller.

–          Pour qu’il ne sorte pas, il faut qu’il y ait un danger à l’extérieur. Et on doit lever assez vite aussi.

–          A supposer qu’on y arrive, on fait quoi une fois qu’il est en l’air ?

–          Pour ça je n’ai pas encore d’idée, il va falloir y réfléchir.

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    Après quelques débats entre X et moi, tergiversations et objections concrètes, nous décidâmes de nous lancer dans l’opération que nous baptisâmes Levage Manuel. La répartition des tâches était simple puisque nous étions deux.

  

La suite et le reste dans La Fin de l’âge du fer.