L’Invention du fil à couper le beurre

 

Si l’homme de Cro-Magnon avait eu une Kalachnikov, Jules César des hélicoptères , Napoléon des rayons lasers de la guerre des étoiles ? En auraient-ils fait bon usage au moins ?

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    Ma chose poussait à la vitesse d’un cheveu sur la tête. Sans doute un peu plus vite, environ un mètre par an. Il n’y avait plus rien d’autre à faire que d’attendre, en laissant le courant branché jour et nuit. Comme c’était quand même très lent, j’en avais mis plusieurs en route en parallèle, côte à côte sur mon établi avec l’air de se faire la course mais il n’y avait aucun suspense, le premier parti serait aussi le premier arrivé.

    Pendant tout ce temps il fallait continuer de vaquer au travail et à l’ordinaire des jours. Mon boulot était en ce temps-là de donner des cours de physique à des élèves de licence à l’air perdus. Perdus dans la vie ou juste perdus dans mes explications, en tout cas le problème se situait bien en amont de l’université de Jussieu et au prix où j’étais payé ce n’était pas à moi de le résoudre. Mais ce poste assurait la vie matérielle et surtout me donnait accès à un matériel de recherche avancé sous couvert d’un travail banal auquel personne ne risquait de s’intéresser. La valse des jours était aussi constituée d’Amélie. Fille folle sortant avec un garçon asocial, moi-même, ce qui donnait un couple composite végétant dans l’ennui, comme deux éléments chimiques violents se neutralisant pour former une molécule inerte. Heureusement que j’avais mes recherches pour occuper ma propre folie.

    Le premier cristal devait faire cinq centimètres de longueur quand je décidai de l’extraire de son bain électrolytique. Je savais que je devais procéder avec les plus extrêmes précautions et surtout dans la certitude de ne pas être dérangé par l’intrusion d’un collègue dans le laboratoire donc j’attendis que vînt un dimanche soir de désert absolu dans les souterrains de l’université Pierre et Marie Curie, qui avaient eux aussi fait quelques découvertes importantes non loin de là d’ailleurs. Après avoir débranché et démonté ce qu’il fallait, je tenais enfin l’objet en main, par la poignée en carbone sur laquelle je l’avais fait pousser. Mille fois plus fin qu’un cheveu de blonde, je ne pouvais l’apercevoir qu’en le faisant miroiter dans le faisceau d’un laser qui l’illuminait d’un beau rouge sur toute sa longueur. Pris comme par une pulsion d’enfant déballant un jouet inespéré, je m’en servis pour frapper le coin de la paillasse près de moi. Le lourd morceau de bois recouvert de carrelage blanc se détacha instantanément pour se fracasser sur le sol.

    Depuis ma thèse sur les structures de cristaux, j’en avais fait une obsession. La quête du Graal du cristal parfait, du réseau géométrique où les forces de cohésion entre atomes seraient maximales au point qu’aucun matériau existant ne lui résisterait, et de très loin. La Nature n’avait atteint que le niveau du diamant dans l’échelle de la dureté, cela au prix d’un processus chthonien très lent, sous d’énormes pressions et pour de tout petits volumes. Mais les calculs suggéraient qu’on pouvait aller beaucoup plus haut. Mon choix finit pas se porter sur un certain alliage d’hydrogène et de lithium, et bien des années de tâtonnements plus tard je parvenais à concocter le bouillon, la soupe primordiale où mon matériau croîtrait comme une stalactite infiniment mince, et dont je venais d’extraire le premier bébé.

    La forme du cristal était conforme aux prévisions. Environ un centième de micron de diamètre pour cinq centimètres de longueur, s’élargissant à la base afin de prendre appui sur un cylindre de carbone plein de quatre centimètres de diamètre pour quinze centimètres de long destiné à le manipuler comme la poignée d’un fleuret. Sauf que de l’inconnu persistait dans les qualités du matériau. J’allais devoir faire quelques tests après l’épais coin de table tranché net qui donnait une première indication. Je cherchai autour de moi un objet, métallique de préférence, susceptible d’être coupé par mon nouveau sabre mais je n’en vis aucun qui ne susciterait pas d’interrogations de la part de gens entrant dans ce labo s’ils le retrouvaient découpé en rondelles. Penser aussi à recoller le coin de table avec de la colle forte. Finalement je pris une pièce de deux euros de mon porte-monnaie, la coinçai dans un petit étau et la coupai en deux horizontalement sans sentir aucune résistance tant la lame était fine. C’était extraordinaire et c’était accessoirement la première fois que mes travaux me coûtaient quelque chose, en l’occurrence deux euros, puisque jusqu’à présent tout avait été payé par l’université, à son insu d’ailleurs. Je me dis alors que je devais absolument tester ma découverte hors du laboratoire, tout en restant conscient que l’enjeu était autant scientifique que ludique. Se posa donc le problème du transport de ce matériau somme toute redoutable. Il fallait protéger la lame de cristal de tout contact avec autre chose. Astucieusement mon choix se porta sur un tube de PVC gris du bon diamètre dans lequel j’insérai le manche de carbone bien dans l’axe jusqu’à l’y coincer avec la lame à l’intérieur. Puis je rangeai vaguement mon matériel, replaçai le carton portant la mention au feutre rouge « Expérience en cours, ne pas toucher » sur la paillasse devant les autres cristaux en croissance, éteignis la lumière et sortis du laboratoire équipé de ce couteau magique dans son étui de fortune.

    Il était déjà tard dans la nuit, peut-être deux heures du matin, je n’avais pas vu le temps passer dans mon enthousiasme souterrain. Sur la placette devant l’entrée principale de Paris VI dormait la bouche de la station de métro, entourée sur trois côtés de sa balustrade en fonte verte caractéristique. Je jetai un regard autour de moi en sifflotant d’un air suspect puis dégainai prudemment ma lame. Je coupai une des grosses barres de fonte d’abord en haut puis en bas et fus un peu surpris de me retrouver avec la chose en main en moins de temps et beaucoup moins d’efforts qu’il n’en eût fallu pour couper une rondelle de saucisson avec un excellent canif. Les sections de coupe étaient lisses comme du verre. Et maintenant je devais me débarrasser discrètement du barreau avant qu’une patrouille de flics ne me demande ce que je faisais avec ça au milieu de la nuit. Ce serait simple, ça finirait au fond de la Seine toute proche. Quant au vide laissé par mon découpage dans la balustrade, j’avais la chance de vivre en France, pays où tout le monde se fiche de ce genre de détail.

    Donc la pénétration dans le fer était exceptionnelle. J’essayai encore mon invention sur de la pierre de taille, en découpant un morceau en forme de quartier d’orange d’une vingtaine de centimètres au détriment d’un coin d’immeuble, et sur les divers matériaux composant les sculptures abstraites du jardin Tino Rossi, qui après mon passage n’en seront qu’un peu plus abstraites encore. Tout se coupait absolument comme du beurre tiède. Je rengainai et rentrai chez moi.

    Je restai jusqu’au petit matin allongé tout habillé sur mon lit les mains croisées derrière ma nuque. C’était pas tout, encore fallait-il que ça rapporte, me disais-je en regardant le plafond. Comme je trouvais que les médailles en chocolat n’ont qu’un goût fade et sont peu nourrissantes par ailleurs, je n’avais rien publié jusqu’à présent au sujet de mes travaux. De toute façon peu de gens m’auraient lu et encore moins m’auraient cru, et même dans le meilleur des cas, une vague reconnaissance internationale n’aurait rien changé à ma carrière française vu que je n’ai pas les diplômes chics qu’il faut avoir pour cela. Mais maintenant que ma recherche avait abouti à une réalité tangible, acérée, coupante, qu’allais-je en faire ? Tangible, du latin tangere, toucher, noli me tangere disait-on dans le temps, en effet il ne fallait surtout pas toucher mon invention sous peine d’y laisser le doigt. Fallait-il déposer un brevet et le vendre à qui pourrait aligner un zéro de plus que le concurrent sur son chèque ? Et ces gens, qu’en feraient-ils eux-mêmes ? Des machines à découper les saucissons, à forer des tunnels, à ouvrir des coffres-forts, à tailler des puzzles ? Mais que pèserait un brevet appartenant à une insignifiance comme moi face à l’énormité des enjeux ? Ne devrais-je pas attendre au moins quelques semaines, le temps de disposer de cristaux d’une plus grande longueur ? Après quelques trajets en boucle dans un paysage de pensées confuses, je sombrai dans le sommeil.

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    Je me réveillai vers midi avec le souvenir d’un rêve étrange, de ceux que l’on fait quand on ne dort pas aux heures ou dans les lieux où l’on dort d’habitude.

  

La suite et le reste dans La Fin de l’âge du fer.