L’Entretien d’embauche

 

La directrice avait des ressources, et elles étaient fort humaines.

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    L’immeuble faisait affreusement cossu. Même sans regarder le numéro, je pouvais être certain que mon entretien se tiendrait dans cet endroit. Il en est des immeubles comme des hommes, ils finissent par ressembler à la fonction qu’ils exercent. Les bouchers ont l’air de bouchers, les comptables de comptables et les vicomtes de vicomtes. Et les immeubles de compagnies d’assurances portent haut leur style haussmannien croulant sous les bas-reliefs, moulures, corniches et pilastres pour bien signifier qu’ils n’abritent pas des garages. Bel exemple précoce de parité sur le lieu de travail aussi, avec une proportion égale d’atlantes et de cariatides accablés sous la lourdeur de la façade. Je vérifiai quand même la petite plaque bleue, on était bien au 38, je n’avais plus qu’à pousser la porte en verre fumé et baguettes de bronze passées au Mirror tous les jours.

    L’intérieur était très différent. De Courteline on sautait à Jacques Tati, du tellement moderne qu’on doit en rire. Un directeur des années 80 devait se piquer d’art contemporain  et avait laissé son empreinte de dinosaure design dans l’aluminium et le cuir nubuck. La réceptionniste made in Playtime interrompit le limage de ses ongles pour me regarder traverser le hall. Progressivement son regard vitré se focalisa sur moi comme je m’approchais d’elle.

–   Bonjour mademoiselle, j’ai rendez-vous avec madame Schmidt.

–   Vous êtes monsieur ?

–   Kowalski. Jean-Claude. Jean-Claude Kowalski.

    Madame, mademoiselle, monsieur, bonsoir, les rôles étaient bien définis. La mademoiselle appela la madame pour lui annoncer que son monsieur était à l’accueil.

–   Madame Schmidt va venir vous chercher. Vous pouvez patienter ?

    Disant cela elle me désigna le nubuck. La phrase était interrogative mais le geste était impératif, dans un tel cas c’est le geste qui prime. Je m’assis sur le canapé et dans un bruit de dégonflement de matelas pneumatique comme à la fin des Vacances de Monsieur Hulot quand tout le monde quitte la station balnéaire.

    De quoi faut-il avoir l’air dans ces situations-là, la question n’a pas de réponse générale. Si au moins l’on était sûr d’être observé, par une caméra de surveillance, une équipe de psychologues hochant la tête derrière leur miroir sans tain ou la fille de l’accueil moins plante verte qu’elle n’en à l’air, on composerait. Mais comme on n’en sait rien, il vaut mieux préserver sa santé mentale d’un risque de dérive paranoïaque toujours possible et donc ne rien faire et ne rien avoir l’air. De toute façon, si une entreprise recourait à des procédés d’espionnage de ce type, mieux vaudrait ne pas se faire embaucher par elle. Donc autant en profiter pour se faire les trous de nez. D’un autre côté, il fallait se préparer à l’instant où la porte de l’ascenseur en face du canapé s’ouvrirait sur madame Schmidt. Là les règles sont bien connues et expliquées dans l’abondante littérature entrepreneuriale, car valables aussi pour les entretiens commerciaux. Ne pas garder les mains dans les poches, surtout pas la droite car ça la ferait moite au serrage, ne pas attendre en lisant Pif le Chien ou Hot Vidéo, ne pas se vautrer sur son siège, dévorer avec passion la plaquette de la boîte si elle traîne sur la table basse, se souvenir de où ce qu’on a mis sa mallette pour ne pas la chercher pendant dix minutes quand l’hôte arrive, ne pas dévisager avec insistance, ironie, méfiance ou lubricité les passants du hall, ne pas arracher les feuilles du ficus une par une, ne pas s’endormir, sinon essayer de ne pas ronfler, ne pas enlever ses chaussures même si elles sont neuves et qu’elles font mal, réajuster sa cravate, se moucher préventivement si nécessaire, se remémorer le nom de la personne qu’on va rencontrer, réviser ses mensonges, se répéter qu’on est le meilleur même si votre mère vous a dit le contraire toute votre vie, think positive, se demander le moins possible ce qu’on fait là, just do it, se persuader réellement qu’on a fermé le gaz le matin en partant, all you need is love, éteindre son portable, se dire que le recruteur est aussi emmerdé que le recruté, lâcher discrètement un pet maintenant plutôt qu’au cours de l’entretien, don’t worry be happy, se dire qu’on a forcément fermé le gaz sinon on l’aurait senti avant de refermer la porte, être détendu, sourire. L’ascenseur atterrit en faisant la même note que la dernière du métallophone du Jeu des Mille Euros, les pans d’acier brossé s’écartèrent, une femme apparut dans l’ouverture.

    Madame Schmidt sut que j’étais son candidat quelques secondes avant que je ne susse qu’elle était madame Schmidt. Car d’autres personnes de sexe féminin avaient emprunté cet ascenseur avant elle et étaient sorties dans la rue en m’ignorant, donc je ne pouvais être sûr de rien. Ce ne fut que lorsqu’elle se dirigea vers moi et non vers la sortie que je sus, alors qu’elle-même savait dès l’ouverture de l’ascenseur. En science économique, théorie des jeux et même dans la vie réelle, cela s’appelle l’asymétrie d’information et c’est en général un problème. Je me levai lorsqu’elle pénétra dans ma zone des six mètres.

–   Monsieur Kowalski ? Enchantée, je suis madame Schmidt.

–   Enchanté.

–   Vous avez trouvé facilement ?

–   Trouvé quoi ?

–   L’adresse.

–   Oui. Je suis venu avec un plan.

–   Très bien. On monte dans mon bureau ?

–   Je vous suis.

    La revoilà dans l’ascenseur dont elle venait à peine de sortir, sauf qu’elle s’était légèrement décalée vers les boutons et que maintenant je me tenais à côté d’elle. Ensemble nous regardions la porte qui finit par s’ouvrir au cinquième. Heureusement il n’y avait pas de musique. Elle sortit après une légère inclinaison du buste et s’engagea sur la droite dans un couloir moquetté avec son client du jour dans le sillage. Mon premier contact avait été son sourire mécanique et sa poignée de main convenue, le deuxième était son parfum capiteux et le dandinement de ses fesses. Elle aussi ressemblait à sa fonction. Les recruteuses de compagnie d’assurances portent à de rares exceptions près un tailleur couleur guimauve, pastel dans le cas présent, sur un chemisier blanc à pois noirs. Mais elles restent libres de choisir leur fragrance ou la forme de leur brushing, c’est pourquoi elles en changent de temps en temps. Arrivée au bout du couloir, elle fit une demi-volte et me désigna de sa main ouverte une porte ouverte également qui ne pouvait être que de son bureau.

–   Je vous en prie.

–   Pardon.

    Les choses sérieuses commençaient, j’entrai dans l’antre. Elle referma la porte derrière moi, contourna une grande table à plateau de verre posé sur un piètement chromé et s’assit dans un fauteuil pivotant à large dossier enveloppant. Devant le bureau il y avait deux chaises donc je me laissai choir dans celle qui me semblait la plus en face de la DRH, celle de droite. J’étais assis légèrement plus bas qu’elle mais c’était de bonne guerre. Elle ouvrit sa chemise cartonnée dont elle extirpa une feuille où je reconnaissais la mise en page léchée de CV dont je m’étais fendu un mois plus tôt. Elle se mit à relire la chronologie de mes exploits tout en se renfrognant légèrement.

–   D’accord…. Nous allons, si vous le voulez bien monsieur Kowalski, revenir sur votre parcours professionnel.

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    Il paraît que lorsqu’on est à deux doigts de mourir, ou à 400 mètres puis 300 puis 200 puis 100 comme quand on tombe d’une tour de cent étages, on revoit défiler toute sa vie en quelques secondes. C’est un désagrément également rencontré lors des entretiens d’embauche. Je me tassai encore un peu plus sur ma chaise.

  

La suite et le reste dans D’autres filles que la mienne.