Si loin si proche

 

Loin des yeux loin du cœur, mais on n’a pas encore inventé le télescope pour les sentiments.

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–   Et ce modèle-là ?

–   C’est ce que nous avons de mieux, Monsieur.

    Le vendeur prit l’objet dans la vitrine. Il était beau le bougre. L’élégance discrète de la puissance cachée, plus la petite touche de dandysme que lui ont conférée ses concepteurs car un instrument doit aussi être un plaisir pour l’œil de celui qui l’utilise. Cela donnait une espèce de grosse courge noire lauréate du Concours Général Agricole, mais avec un lustré froid et mat d’objet extraterrestre qui n’aurait pas déparé au pied du grand monolithe de 2001, l’Odyssée de l’Espace. J’interrompis les premières notes du Ainsi Parlait Zarathoustra que ma passion morbide venait d’entamer dans ma tête pour écouter ce que me disait le vendeur.

–   Ouverture 95 millimètres, grossissement jusqu’à 70 fois, très haute qualité optique, corps en magnésium, finition parfaite. Bref, du Swarovski.

–   Du Swarovski. Vous le vendez à combien ?

–   3500 euros, Monsieur.

–   Swarovski, c’est Swarovski.

–   Je ne vous le fais pas dire.

–   Il y a un oculaire avec un adaptateur pour appareil photo reflex ?

–   En supplément. 500 euros. Mais le trépied est compris dans le prix.

    Objet inanimés, avez-vous donc une âme Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? Lamartine aurait dû écrire « et la force de payer », sauf qu’il est né trop tôt dans un monde encore immature et en plus il aurait raté l’alexandrin.

–   C’est vendu.

    Le vendeur fit une légère inclinaison du buste à la manière du butler des Aristochats et se dirigea vers sa caisse d’enregistrement de ses satisfactions de vendeur.

–   Vous réglez comment ?

    J’hésitai. Etait-il prudent de régler par carte ? Mais payer en liquide une telle somme faisait louche, j’aurais dû prendre un accent russe depuis le début. Et je n’aurais disposé du paquet de billets nécessaire que le surlendemain, soit deux nuits plus tard, peut-être trop tard.

–   Je règle par carte.

    La rue de Rivoli en ce samedi de septembre 2012 rivalisait de grouillement avec la Chandni Chowk Road de Dehli une veille de fête hindouiste ou le Ginza de Tokyo au premier jour des soldes. La plupart des gens portaient des sacs en plastique sérigraphiés retraçant leur parcours consumériste de la journée et je ne faisais pas exception avec le mien vantant les joies de l’astronomie d’amateur. Le risque était donc de croiser une connaissance me demandant innocemment « Tiens, t’as acheté quoi, là ? ». Auquel cas je n’aurais eu qu’à mentir par un « C’est un cadeau pour ma cousine, elle est passionnée d’astronomie ». Si l’importun avait eu une idée du prix d’une longue-vue Swarovski de 95 millimètres, il en aurait juste déduit que j’étais moi-même passionné par ma cousine, rien de grave et de toute façon il n’y avait que très peu de chances. J’entrai dans un café de la rue pour poser mon sac pesant et m’y poser moi-même. Un n’eeexpress hurla le garçon tandis que j’ouvrais la belle boîte à la recherche de la notice. Le breuvage arriva que je touillais d’une main en feuilletant le petit livret de l’autre. Clairement ses rédacteurs s’adressaient à une élite mondialisée. Le texte français s’était niché entre le finnois et le grec et commençait par féliciter l’acheteur de son lourd sacrifice financier. S’ensuivaient quelques éléments techniques qui m’étaient familiers et des recommandations de bon sens comme celle de ne pas se servir de la merveille comme d’un marteau pour enfoncer un clou.

    Dehors la rue grouillait toujours. En semaine les gens produisent, pressurés par leurs clients et leurs chefs, et le samedi pour se venger ils consomment. Ce qui boucle le cycle et fait de notre monde l’écosystème le plus complexe qu’ait vu la Terre depuis le Précambrien. Que ce système fût stable ou durable ou juste, les passants n’en avaient cure et je les rejoignais sur ce point, tout pris que j’étais par l’émotion de mon gros achat de la journée. Il me restait bien quelques courses utilitaires à faire, alimentaires, de vêtements et de chasse d’eau pour remplacer celle qui fuyait chez moi depuis des semaines, mais je décidai d’expédier tout cela au samedi suivant et de rentrer à la maison pour ne pas me réimmerger dans la foule avec mon précieux et fragile chargement. Comme j’ai toujours aimé les trépidations de la Ville Lumière, plutôt Ville Bruit le jour, pour les ressentir encore un peu j’optai pour un retour en bus, incidemment le 69, que j’allai attraper sur les quais tout proches.

    Mon chez-moi était toujours et tout naturellement le vaste souk que j’avais laissé le matin en partant. L’antre de quelqu’un qui travaille beaucoup, gagne bien et reçoit peu. Des livres par terre, des objets inutiles partout, des achats décoratifs aléatoires et névrotiques parasitant le champ visuel. Mais c’était un appartement lumineux, au dernier étage d’un immeuble dominant ses voisins sur les hauteurs de Ménilmontant. Avec une petite terrasse toisant la ville, la Tour Eiffel et quelques autres tourelles au loin sous le ciel grumeleux de cette fin d’après-midi de bientôt l’automne. En fait j’avais choisi cet endroit pour ça, non pour y vivre mais pour y regarder dehors. Je déposai ma coûteuse verroterie sur la table basse du salon, me pris en cuisine un grand verre de boisson gazeuse et noire avec une paille dedans et allai m’asseoir sur la terrasse, dans un fauteuil de jardin acheté par un beau samedi du printemps dernier et déjà rongé par l’été pluvieux qui s’achevait sans avoir jamais commencé. Les pieds sur le garde-fou de fer, je m’offris quelques instants de regards plongeants sur le million de toits que je voyais à travers les barreaux. A Amsterdam, la prison consiste en de grandes tours un peu à l’écart du centre, les détenus voient donc eux aussi leur ville de haut et à travers des barreaux. Mais eux, c’est avant d’échouer dans leur belvédère qu’ils se sont mal comportés.

    Il allait être bientôt six heures. Il faisait encore trop tôt et trop clair pour dîner donc je fis quelques rangements inutiles puis perdis encore un peu de temps à picorer sur le Net toutes choses brièvement excitantes qui viendraient à s’y trouver. A l’approche des huit heures, je jetai un plat surgelé dans le micro-ondes pour le récupérer tout grésillant juste au générique des journaux télévisés que je regardai donc avec une fourchette à la main et l’assiette à trois centimètres sous le menton. Dans le ronronnement informationnel, il n’y avait rien que je ne susse déjà depuis une heure et rien non plus que je n’aurais pas déjà oublié dans une autre heure. Les sujets défilaient, dehors le soleil faisait ses adieux aux derniers nuages de l’ouest, la ville allumait ses fenêtres. Je posai mon assiette et éteignis le poste. La nuit avait envahi mon salon, la grosse boîte au beau jouet me fit signe dans la pénombre.

    Je déballai le tout. De la ouate et du molleton en abondance, du polystyrène et du plastique scellé pour le confort en majesté de la grosse lunette et de son trépied télescopique. En quelques minutes le trépied était callé devant la porte-fenêtre ouverte et la longue-vue cliquée en son sommet. J’enlevai les caches protecteurs pour coller mon œil contre l’oculaire. Les astronomes, les vrais, appellent cet instant magique la première lumière, quand un instrument, télescope ou lunette, reçoit le baptême de ses premiers photons. C’est aussi, dans le scénario big-banguien, le moment où les premiers astres de l’Univers se sont allumés, fiat lux et alea jacta est et fluctuat nec mergitur pour le restant des siècles. Je me disais banalement que je n’étais que la conséquence lointaine et futile de cet événement, tandis qu’un problème évident voire stupide m’apparut dans le même instant.

    Le ciel ce soir-là ne donnait rien à voir mais peu m’importait. Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle, aucune étoile n’est visible et on ne sort pas son instrument à moins de s’intéresser aux couvercles. Baudelaire avait les étoiles dans sa tête, et une araignée au plafond aussi, il pouvait donc contempler l’univers par tous les temps courbé sur son écritoire. Bref, les lunettes astronomiques sont conçues pour observer le monde au-dessus de nos têtes, donc l’axe de l’oculaire et celui de l’objectif font un angle remontant de 45 degrés, et le socle ne permet l’inclinaison de la ligne de visée que de l’horizon jusqu’au zénith. Or j’avais acheté ma folie pour scruter le bas-monde, le dessous de l’horizon, la galaxie parisienne et ses planètes étincelantes que sont ses fenêtres la nuit.

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    Donc ma lunette et son support ne permettaient pas la visée selon une hauteur négative, ou une distance zénithale supérieure à 90 degrés comme diraient les gens qui comme moi en connaissent un rayon. Impossible de la pointer vers ces milliers de rectangles lumineux à mes pieds où tant de choses se passaient que l’œil nu et impudique à la fois ne pouvait voir.

  

La suite et le reste dans D’autres filles que la mienne.