La Cabine d’essayage

 

De nos jours, se rencontrer par Internet est totalement dépassé : la photo mise en ligne est en général ou trop ancienne ou trop habillée. Il vaut donc mieux partir d’éléments concrets pour se faire une opinion puis, dans le cas où celle-ci serait favorable, tâcher de remonter à la source.

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–   C’est par où les cabines ?

–   Au fond sur votre droite.

    La droite je pouvais dire où c’était, c’était du côté du bras sur lequel j’avais mis mes quatre pantalons. Mais le fond n’est pas une notion absolue, même que ça n’a de sens que pour celui qui emploie le mot, en général. Et dans un magasin qui s’ouvre sur les quatre côtés comme le BHV de la rue de Rivoli, le concept relève de l’absurde raymond-devossesque et sa détermination un problème mathématiquement équivalent à la quadrature du cercle. Donc, plutôt que d’engager la dispute géométrique avec la vendeuse, je m’avançai dans une direction au hasard tout en scrutant attentivement sur ma droite. Au bout de mon trajet erratique je vis des cabines d’essayage du côté du bras qui tenait huit chemises, polos et pulls légers sur cintre, c’est-à-dire sur ma gauche. Un vendeur à la mine de gardien de chenil en surveillait l’entrée.

–   Vous en avez combien ?

–   Quatre pantalons et huit chemises. Il y a une cabine de libre ?

–   Au fond à gauche.

    Cette fois cela semblait clair. Je me dirigeai vers la dernière cabine de l’alignement. Tous les rideaux étaient tirés, et en passant devant j’imaginais tous les drames et dilemmes, toutes les joies et angoisses qui s’y déroulaient. Tous ces lés de velours plissé vert protégeaient autant les pudeurs que les états d’âmes des occupants dans leur tête-à-tête avec le miroir et leur Carte Bleue pour principale composante de leur surmoi. Le dernier rideau côté gauche était fermé aussi mais la cabine était sûrement déserte donc je tirai résolument le tissu d’un grand geste de revers lifté à la Rafael Nadal malgré le poids de mes velléités d’achats.

–   Iiiiiih !

    La cabine était occupée par une jeune femme à la grande chevelure blonde et à la voix stridente. Elle devait essayer des soutiens-gorge car elle n’en avait aucun pour le moment. Elle tenait ses seins en forme d’obus dans ses mains, le gauche dans sa main droite et le droit dans sa paume gauche, et faute de pouvoir m’anéantir avec cette artillerie-là, me fusillait de son regard bleu comme l’enfer. Mon temps de réaction dans ces situations n’a jamais été bon, et je restai l’air ballot et les bras ballants de mes fringues de célibataire timide attendant chaque année les soldes pour ravauder autant que faire se peut son potentiel de séduction. Trois interminables secondes s’écoulèrent. La fille dut se dire qu’elle devrait refermer le rideau elle-même face à un imbécile pareil. Mais Dame Nature a doté les femmes d’un nombre de mains exactement égal au nombre de leurs seins. Ce fut certainement un avantage reproductif pendant des millions d’années mais dans le cas présent cela posait problème. Elle dut donc lâcher son sein gauche pour retirer le rideau en coup droit vers sa position initiale. La fureur étant mauvaise conseillère, le geste fut si vif que l’ensemble du pan de tissu se décala et à nouveau le rideau était ouvert, juste qu’il pendait maintenant de l’autre côté de la tringle. La Vénus de Milo avec bras libéra donc son sein droit cette fois-ci pour pousser l’infernal velours vert d’un crochet haut du gauche qu’elle aurait aussi bien pu m’envoyer dans la tronche. Comme la rage de la donzelle avait encore augmenté, le rideau repartit dans l’autre sens et se retrouva toujours grand ouvert dans la position où je l’avais moi-même placé dix secondes auparavant (chinois). Tout ça pour ça. J’hésitais à l’aider car la sollicitude masculine est souvent mal perçue par les femmes, et dans la situation que j’avais créée elle l’aurait été certainement, et d’ailleurs j’avais les bras chargés comme deux mules. Pour aggraver mon cas et accentuer mon inertie, ma pensée fut un instant parasitée par la recherche du nom de cette joueuse de tennis roumaine qui avait gagné le tournoi junior de Roland-Garros il y a quelques années et avait dû subir une réduction chirurgicale de sa poitrine qui la gênait pour jouer. Peu importait, je regarderais sur Wikipédia plus tard.

    La blonde à grandes tétines roses n’avait plus qu’une chose à faire et elle le fit. N’ayant plus de sein à cacher au point où elle en était, elle leva les deux bras pour tirer le rideau simultanément et même calmement par ses deux extrémités et le replacer dans son rôle protecteur avec une étanchéité de bathyscaphe, le tout sans un regard pour le fâcheux que j’avais été pour elle un bref instant. Il est à noter que les femmes n’ont pas les même seins quand elles ont les deux bras levés que quand elles les ont sur les hanches (les bras, pas les seins), ou encore quand elles prennent le dessus dans les moments cruciaux de notre commerce avec elles. Cette considération oiseuse serait sans doute tout ce qui me resterait de cette journée en plus d’un gros débit sur mon relevé de compte et d’un tout aussi gros mépris d’une jolie femme que je ne reverrais jamais. Fin de l’intermède, la blonde devait s’être replongée dans ses tentatives de soutifs tandis que je n’avais toujours pas de cabine où essayer mes tristes pièges à filles à moins cinquante pour cent, car entre-temps quelqu’un avait pris possession de la cabine du fond à droite qui s’avérait être celle qui était libre.

    Les minutes passèrent que j’employai à maudire le temps que prennent les gens à essayer des vêtements qu’ils n’achèteront pas ou qui ne leur iront pas. Une autre cliente avait rappliqué et attendait aussi, mais il était clair que la première cabine libre serait pour moi, au diable la galanterie, l’homme et la femme sont désormais égaux à défaut de raisonner de la même manière, et je n’allais pas passer la journée à attendre ici avec mon chargement de frusques. Un rideau s’ouvrit. C’était celui du fond à gauche. La blonde rhabillée en sortit, passa devant moi comme si j’avais été l’homme invisible et s’en retourna d’un pas décidé vers les rayons tentateurs. Elle était très bien de dos aussi.

–   Vous y allez ?

–   Oui madame.

    Pas question de se laisser doubler par la bonne femme qui attendait avec moi, et me voilà dans la cabine où j’avais tenté de m’introduire quelques minutes plus tôt. Je déposai mes désirs de paraître plus beau que je ne suis sur la petite banquette et tirai négligemment le rideau derrière moi. Un parfum flottait sans que je ne puisse dire si c’était celui de la fille ou un mélange de tous les parfums de toutes celles et ceux qui s’étaient succédés dans ce placard depuis le début des soldes. Le miroir aussi devait garder la mémoire de la fille, de ses seins nichés dans la dentelle et de son regard bleu amoureux d’elle-même, mais dans l’instant il ne faisait que renvoyer l’image d’un type sur un pied en train d’enlever son fute. C’est alors que je vis le petit morceau de plastique bleu sur la moquette grise. D’abord sortir l’autre pied du pantalon, puis je me penchai pour ramasser l’objet.

    C’était une carte de crédit au nom de Lucille Cornimont, numéro 4970 etc…., expire le 11/13, code de sécurité 069 au dos pour faire ses achats sur Internet, et une signature rageuse confirmant qu’elle appartenait bien à la dernière occupante de la cabine. Je regarde ses seins et maintenant j’ai sa carte de crédit, elle risque de finir par me trouver lourd me dis-je. Mais sortir en slip et en courant à sa suite n’était pas la meilleure chose à faire, donc je me lançai dans mes essayages tout en me disant qu’elle s’apercevrait de la perte de sa carte au moment de payer pour ses affriolants dessous, et que bien que blonde elle se douterait bien qu’elle l’aura perdue dans cette cabine. Donc je passai les minutes suivantes à inspecter ma prochaine dégaine dans le miroir tout en me disant que la demoiselle pourrait aussi bien et à tout instant tirer à son tour le rideau en hurlant « Rendez moi ma carte ».

    Rien de tel ne se produisit. Je choisis finalement de garder le jean noir un peu moulant et le polo à rayures horizontales rouges et vertes et je me dirigeai vers les caisses.

–   146 euros monsieur. Vous payez par carte ?

–   Oui. Euh, juste une question. Vous n’auriez pas vu, il y a quelques minutes, une femme avec de longs cheveux blonds qui aurait acheté des soutiens-gorge et n’aurait pas pu payer parce qu’elle ne trouvait plus sa Carte Bleue ?

    De façon générale il faut éviter de trop solliciter l’intelligence des gens, et cela s’applique aussi aux caissières du BHV les premiers jours de soldes. Ce qui veut dire, entre autres, réfléchir aux questions qu’on va poser et après réflexion ne pas poser de but en blanc de question trop incongrue. Trop tard, déjà la caissière me regardait d’un air ahuri.

–   C’est votre femme ?

–   Euh non. J’ai juste voulu entrer dans sa cabine, mais je ne la connais pas.

–   Alors pourquoi vous voulez savoir ?

    Laisse tomber me dis-je. La femme n’a sans doute rien acheté et s’en est donc allée sans se rendre compte de la perte de sa carte. Je n’avais plus qu’à décider de ce que j’allais faire du bout de plastique dédicacé. Une femme dont on connaît le nom, le prénom, les seins et la signature n’en est pas pour autant d’un abord facile, j’allais chercher le nom sur Internet et voir ce que j’en ferais après, mais d’abord sortir de ce magasin, je commençais à en avoir marre de ces soldes.

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    Une personne du même nom que la carte existait bien sur divers réseaux de nature professionnelle ou sexuelle. Mais il n’y avait de photo d’elle nulle part.

  

La suite et le reste dans D’autres filles que la mienne.