La Dysharmonie des sphères

 

Hast Du etwas Zeit für mich / Dann singe ich ein Lied für Dich 

Von 99 Luftballons / Auf ihrem Weg zum Horizont

99 Luftballons ( Nena, 1983 ).

**

    Enfant déjà j’adorais jouer avec les ballons de baudruche. En ce temps-là, ces petits objets âcres et moelleux étaient rares, comme toutes choses matérielles alors. On en trouvait parfois en cadeau dans des numéros de Pif Gadget, on en recevait à l’occasion de campagnes publicitaires dans les supermarchés, j’en obtins même une fois dix d’un coup en rusant lors d’un passage du Tour de France dans mon village, je me souviens qu’ils étaient tout jaunes. Le problème que ces ballons me posaient était que mon jeu avec eux ne pouvait que se terminer par leur explosion, accidentelle ou provoquée, et alors bien sûr je n’en avais plus et entrais dans la longue attente du prochain qui se présenterait.

    Bien des années plus tard, tout cela est loin derrière moi. J’ai l’âge d’avoir des petits-enfants et le regret de constater que ces derniers ne goûtent plus aux mêmes plaisirs délicatement pervers. Ils préfèrent détruire au laser des vaisseaux intergalactiques, courbés sur des écrans dont ils ne relèvent jamais la tête quand ils viennent me voir le dimanche avec leur mère, à qui mon épouse regrettée m’interdisait d’offrir des poupées d’ailleurs mais ça n’a rien à voir. Et quand je leur demande ce qu’ils veulent faire plus tard, ils répondent « pilote de drone ». Donc ils feront peut-être un métier en rapport avec leurs jeux d’enfants alors que pour moi ça n’a rien eu à voir, mais cela allait changer.

    Ayant infiniment plus d’argent de poche que cinquante ans plus tôt, je pouvais maintenant, et l’avais fait, acheter des ballons par paquets de cent, les gonfler avec ma bouche et les laisser filer erratiquement dans ce bruit de pet furieux et si réjouissif qui fait tout leur charme. Je venais de prendre ma retraite depuis quelques semaines et me retrouvai ainsi à quatre heures de l’après-midi assis dans le fauteuil du salon de ma maison de Bourgogne, à contempler le sol carrelé de comblanchien et jonché de la centaine d’épaves de ballonnets rouges, bleus ou verts qui donnaient l’impression qu’on y avait déversé la poubelle d’un bordel fréquenté par des clowns. Il me parut évident à cet instant que mon cas posait problème. Il était grand temps que je songeât à faire quelque chose d’intéressant dans ma vie. Je réfléchis à la situation tout en ramassant les baudruches une par une.

    Manifestement, l’activité de gonfler les ballons puis de les lâcher dans le salon n’était pas de nature à m’occuper, d’ailleurs à huit ans déjà je n’y voyais plus aucun intérêt. Une fois tous les ballons ramassés à part trois ou quatre qui s’étaient fourrés sur ou sous des meubles, une image me revint. C’était dans les années 80, j’avais oublié son nom mais le retrouvai rapidement sur Wikipédia. Il s’appelait Larry Walters et était chauffeur de camion en Californie. Le 2 juillet 1982, dans le jardin de sa maison de la banlieue de Los Angeles, il attache 45 gros ballons gonflés à l’hélium à une chaise de jardin, s’assied sur la chaise et s’envole dans les airs. Il y passe une heure, grimpe à 4600 mètres, traverse le couloir d’approche de l’aéroport de Long Beach, arrache une ligne électrique à l’atterrissage et écope de 4000 dollars d’amende de la part de la FAA, l’autorité aéronautique américaine. Après l’énoncé de sa condamnation, Walters aurait déclaré que si la FAA avait existé au temps des frères Orville et Wilbur Wright, elle aurait aussi condamné ces derniers, ce qui est étrange quoique parfaitement logique. Quelques années plus tard, l’aéronaute devenu marginal et lecteur de la Bible remonta au ciel en se tirant une balle dans le cœur, fin de l’histoire. Le souvenir de ce conte tragi-comique me travailla toute la soirée. Sauf que je ne me sentais pas d’attaque pour voyager dans les airs assis sur une de mes chaises de jardin, dans quel but d’ailleurs. Mais la vision de la grappe de ballons multicolores dérivant dans les cieux ne me lâcherait plus.

    Le lendemain matin au réveil, j’avais mon idée. Une idée qui était orpheline des raisonnements qui y avaient conduit, disparus dans les brumes de la nuit et du verre de cognac que j’avais pris l’habitude de m’enfiler tous les soirs avant de me coucher. Une idée inattaquable car ses prémisses, ou prémices si on veut, je ne sais jamais, s’étaient enfuies comme des voleuses pour ne pas être mises en cause au cas où ça tournerait mal. Ce fut donc comme gonflé du sentiment de l’évidence naturelle de ce que j’allais accomplir que je me précipitai hors de mon lit en direction de mon atelier de bricoleur du dimanche, même que c’est tous les jours dimanche quand on est à la retraite.

    Au fil des ans, dans les dernières années de mon activité salariée surtout, j’avais accumulé dans cette cave un matériel de folie. Tous les vendredis soir quasiment, j’allais faire quelques achats coup de cœur au sous-sol du BHV, le rayon bricolage bien connu. Ce pouvait être des outils, du bois, du métal ou tous produits miracle qui transforment les métiers manuels en démonstration de l’enchanteur Merlin. Puis je mettais mes achats dans le coffre de ma voiture quand ça rentrait, sur la banquette arrière rabattue sinon, et fonçais par l’autoroute direction ma maison de week-end de Bourgogne.

    J’avais évidemment acquis un chalumeau fonctionnant à l’oxygène et à l’hydrogène. Je ne savais plus pour quoi d’ailleurs, pour souder de l’aluminium sans doute. Ah oui je sais, c’était pour rajouter un porte-bagages sur un vélo de course et ça m’avait coûté plus cher que d’acheter un nouveau vélo déjà équipé mais au moins j’avais le chalumeau et il restait encore beaucoup de gaz dans les bouteilles. En plus de ressortir le matériel, il me fallait faire quelques mesures agrémentées de calculs. Peser dix ballons avec ma balance de précision, achetée pour jouer au chimiste, diviser par dix pour obtenir le poids d’un ballon, ça c’était facile. Calculer le volume d’un ballon en fonction de son diamètre, ça c’était beaucoup plus compliqué car ces machins ne sont pas exactement des sphères. Et enfin calculer le lien entre la taille du ballon et la pression à l’intérieur, ça c’était bac + 5 en résistance des matériaux. Le tout m’a pris la matinée. Ce ne fut que sur le coup de midi que je pus enfin tester mes calculs en enfilant un ballon, j’en avais pris un rouge au hasard, sur le tuyau alimentant le chalumeau. J’ouvris le robinet de l’oxygène jusqu’à obtenir un certain diamètre du ballon, refermai, ouvris le robinet d’hydrogène pour le faire encore grossir jusqu’à un autre diamètre, et bouchai le tout avec un petit élastique comme je faisais déjà si bien en 1970. Théoriquement, en tout cas selon mes calculs, il devait y avoir à l’intérieur la proportion diabolique d’un volume d’oxygène pour deux volumes d’hydrogène, le fameux mélange tonnant comme on apprenait à l’école. J’attachai encore un fil de coton assez long au bas, sortis de ma cave jusque dans le jardin, laissai monter le ballon en le retenant par l’extrémité inférieure du fil, auquel je mis le feu avec un briquet. Tout en léchant mes doigts car je m’étais brûlé, je regardai ma boule rouge s’élever en entraînant sous elle la flammèche qui grimpait le long du fil. Après dix secondes, le ballon était à une dizaine de mètres de hauteur et la flamme atteignit le caoutchouc. L’explosion fut aussi bruyante que possible, j’en sursautai alors que je m’y attendais, c’était parfaitement réussi. Je me félicitai de ma matinée comme de mon choix d’avoir acheté une maison isolée pour n’être dérangé ni par le bruit des voisins ni par leurs questions.

    Donc je venais de m’assurer que le mécanisme de base fonctionnait bien. Il fallait maintenant passer de la brique élémentaire au mur, puis du mur à la maison, puis de la maison au chef-d’œuvre d’architecture. J’entrepris d’acquérir discrètement les fournitures nécessaires. Et il me faudrait aussi un camion.

**

    J’achetais ainsi largement plus d’un millier de ballons de latex qui feraient trente centimètres de diamètre une fois gonflés, pour la somme de huit centimes la pièce.

  

La suite et le reste dans La Fin de l’âge du fer.