La Piscine des Halles

 

La vie n’est pas un long fleuve tranquille, c’est un bassin d’eau chlorée dans lequel on fait des allers-retours en agitant les bras.

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–   Aïeuh ! Connard !

–   Excusez-moi-mademoiselle.

–   Tu veux que je te la rende, ta baffe ?

–   Un autre jour si c’est possible.

Elle repartit dans l’autre sens et sans autres mots. Maillot noir, bonnet noir, lunettes noires. Peau noire. Et sûrement regard noir aussi mais ses lunettes fumées n’en laissaient rien voir. Il y avait certes une part de réalité dans l’objet de son courroux. Quand on apprend le crawl avec un maître-nageur sérieux et diplômé, il vous dit que le retour de bras doit se faire avec la main près de l’axe du corps. Bien allonger, bien dégager l’épaule, coude haut et muscles relâchés. Outre l’élégance et l’efficacité, cela a aussi l’avantage d’éviter de mettre sa main dans la figure d’un nageur arrivant en face. Tout cela je le savais et ne l’appliquais pas toujours, par paresse, fantaisie ou inattention, mais je venais à la piscine des Halles pleine comme un œuf les soirs de semaine pour me détendre et me défouler et non pour gagner les Jeux Olympiques. Donc j’avais à l’instant fait un retour de bras qui tenait plus du smash de joueur de ping-pong, et incidemment mon geste rencontrait le museau de cette grande black là où aurait dû se trouver la petite balle blanche. Fin de l’anecdote, le bassin parisien et bondé est connu comme le métro de Tokyo ou les trains indiens pour ne pas être un lieu de solitude, cela arrive, est arrivé et arrivera encore de milliers de fois. Parvenu en bout de ligne, je fis demi-tour non sans avoir encore une fois pesté contre la grappe de moules qui fait toujours causette à cet endroit et empêche de prendre appui sur le mur après un virage culbuté digne de la famille Manaudou ou de Flipper le dauphin.

    Le problème évident de la nage en bassin est qu’on y recroise périodiquement les mêmes personnes. En bassin de cinquante mètres, la fréquence des rencontres y est moitié moins grande qu’en bassin de vingt-cinq mais cela fait encore un passage toutes les minutes ou moins selon le niveau des participants, et cela fait encore beaucoup dans le cas de gens qui vous obsèdent. Lorsque je courais au Bois de Boulogne, autour du lac ou autour de l’hippodrome, je croisais les mêmes sportifs et tives toutes les dix minutes environ. Nymphettes à nibars sautillants, bombes à feulements suggestifs, neuneutes à mirettes dédaigneuses ou grosses dondons qui ont un quintal à perdre, l’espacement des occurrences permettait de les relativiser voire de les ignorer. Et la moitié des gens couraient dans le même sens que moi et à peu près à la même vitesse donc ceux-là je ne les voyais jamais. Dans une ligne de nage on recroise tout le monde et tout le temps, et déjà la grande fille que je venais de boxer déboulait à l’horizon.

    Dire qu’elle nageait comme un félin eût été une idiotie, un félin ça ne nage pas voire ça déteste l’eau. Comme un poisson alors, mais c’est banal et d’ailleurs lequel ? Un thon ? Une morue ? Une lotte ? Un congre ? Entre deux battements de bras je me faisais la réflexion que l’ichtyologie alimentait surtout notre vocabulaire en insultes tant les espèces à branchies nous paraissent psychologiquement éloignées et peu fréquentables, quand bien même elles sont comestibles. Restait la métaphore du mammifère marin, mais les baleines, dauphins, cachalots et orques ont, nonobstant leur intelligence quasi-humaine, un corps peu érotique et donc étaient inadéquats pour évoquer la nageuse sculpturale. Un ou une orque d’ailleurs ? Amours, délices et orques. Non, un orque bien sûr, les pensées les plus étranges m’envahissaient souvent dans cette piscine. Deux heures de nage trois fois par semaine, moments devenus rares car sans paroles, sans téléphone, sans musique dans les oreilles, sans klaxons, sans publicités et sans mendiants, moments propices aux divagations et images du monde flottant, et même que si j’avais une idée géniale là tout de suite je ne pourrais pas la noter. Pour l’orque je vérifierais quand même. La fille toute noire passa tout près de moi car elle dépassait sa file sans regarder devant elle, donc je serrai à droite pour ne pas me la refaire. Une loutre. Cette jeune femme évoquait une loutre, plutôt de rivière que de mer, gracile et carnassière, à la robe luisante et à l’air outré, parcourant obstinément son bout de fleuve à la recherche d’on ne savait quoi. Prochain rendez-vous dans moins d’une minute.

    J’arrivai dans la foulée sur une brasseuse en bikini que j’avais déjà dû dépasser une dizaine de fois. Elle faisait une longueur dans le temps que mettait Michael Phelps pour gagner trois médailles d’or aux Jeux Olympiques, ce qui ne l’empêchait pas de s’entraîner exclusivement dans la ligne réservée aux nageurs confirmés et donc d’y créer un bouchon comme quand un astéroïde s’écrase dans la vallée du Rhône un samedi 31 juillet. L’autre raison de l’attroupement dans son sillage était son maillot bâillant dans les grandes largeurs au point qu’à chacun de ses battements l’on voyait tout jusqu’au fond du vagin. Je finissais par la dépasser après le mur suivant en prenant garde que la loutre pressée ne fût pas déjà sur le chemin du retour.

    J’enchaînai encore quelques longueurs puis la fille cognée sortit pour se diriger vers les douches. Nous ne nous heurtâmes ni ne nous parlâmes plus ce soir-là, mais nous avions fort peu fait l’un ou l’autre, juste que nous nous étions croisés maintes fois dans une indifférence polie.

    Deux jours plus tard j’étais de nouveau attelé à la tâche, mêmes lieux et même punition dans l’objectif vain de rester jeune et svelte. Les gens avaient changé, l’eau aussi sans doute, et j’avalais quelques dizaines de longueurs sans apercevoir celle que j’avais giflée par inadvertance l’avant-veille. Peut-être ne venait-elle que les lundis, peut-être était-elle venue la veille alors que je n’étais pas là, peut-être ne voulait-elle plus me rencontrer. Toutes les explications se valaient car aucune n’était fondée donc il ne me restait plus qu’à choisir celle qui m’arrangeait. Aucune ne m’arrangeant, je poursuivis mon entraînement sans plus y penser, m’attardai un peu sur la foufoune de l’escargot au bikini déglingué fidèle à son poste d’épave flottante du couloir quatre et terminai la séance par de fastidieuses longueurs de battements de jambes car c’était mon point faible.

    Deux autres jours plus tard arriva un vendredi. Le dernier jour de la semaine pour ceux qui ont un travail normal était aussi le moins chargé dans cette piscine. Cela signifiait qu’il y avait encore beaucoup de monde pour une piscine ordinaire mais qu’on pouvait y nager plus à son aise que les autres soirs. Objectif cinq bornes en rythme soutenu, que j’attaquai par quelques étirements dans le couloir des gens qui assument d’être mauvais, avant de passer dans celui des bons ou prétendus tels dont je faisais manifestement partie. Un kilomètre puis deux, et au bout d’une demi-heure j’en étais à dépasser tout ce qui dérivait dans la ligne.

    Sur les routes nationales françaises, il n’y a quasiment plus de portion à trois voies, c’est-à-dire de ces lignes droites de la mort comportant une voie dans chaque sens sur les côtés pour les gentils et une voie à double sens au milieu pour les ivrognes en état d’amok, les très myopes en train de lire une carte routière, les suicidaires somnolant sous antidépresseurs, les VRP dont le chiffre d’affaires dépend de la prochaine seconde gagnée et toutes gens qu’une vie rangée ennuie. Ces routes ont été élargies à quatre voies ou ramenées à deux plus une malgré les protestations des entrepreneurs de pompes funèbres. Dans les piscines, la largeur normalisée de deux mètres cinquante d’un couloir maintient comme un archaïsme l’usage de la voie de dépassement centrale partagée inégalement selon la couillométrie de chacun. Comme justement je dépassais un batteur à œufs que quelqu’un avait jeté dans l’eau en le laissant branché, une furie de bulles fondit sur moi à la limite de la collision frontale.

–   Encore vous !

–   Mais je ne vous ai pas touchée !

–   Vous dépassez en même temps que moi ! Faites attention la prochaine fois !

    Elle replongea dans l’eau pour rattraper le temps perdu à m’expliquer le code de la route. L’instant d’une seconde son popotin fut sa seule partie émergée. Je notai aussi qu’elle avait changé de maillot, toujours un une-pièce à la coupe très chic mais rouge cette fois-ci. Je la regardai s’éloigner un instant de ses battements hargneux. Elle ne tiendrait pas un 1500 mètres à ce rythme mais en attendant elle remontait tout le monde en klaxonnant de ses tapements de bras, ce qui m’interdirait donc de dépasser quiconque moi-même tant qu’elle sévirait dans cette ligne. Je repartis dans ma direction en tâchant de surmonter le désagrément de mon effort coupé. Comme prévu la loutre écarlate écourta sa course, fit quelques étirements de danseuse sur le bord et s’en alla se doucher d’un pas altier. Sa démarche souple et légèrement déhanchée m’évoquait le cliché de la gazelle, animal africain par excellence, mais les gazelles ne nagent pas, à cause des crocodiles sans doute. Je repris ma nage jusqu’à la fermeture en soignant le style, glissant en silence dans le marigot de mes pensées.

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    Le lundi suivant, en plus d’être un lundi, était un jour de rentrée, un 3 septembre 2012 pour être tout à fait précis. Il est des dates dont on se souvient longtemps car elles ont été le début de quelque chose. Mais comment sait-on que quelque chose commence ? Dans l’instant, on ne se rend compte de rien, en général. Dans le grand bassin souterrain du bas-ventre de Paris, on remarquait une cohue pire que d’habitude.

 

La suite et le reste dans D’autres filles que la mienne.