Marions-nous

 

L’écriture est une passion innocente, un acte sans conséquence, à la condition impérieuse que personne ne vous lise jamais.

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–          C’est quoi votre nom ?

–          Müller. Loïc-Ferdinand Müller.

–          Et le titre ?

–          La Nuit au bout du voyage.

–          Je vais regarder.

    Et la femme derrière son comptoir alla regarder. Sur la gauche se dressaient d’une table cinq ou six piles d’enveloppes ventrues de couleurs variées et de format similaire, du A4 comme disent les secrétaires et les postiers. Les piles semblaient de hauteur arbitrairement différentes comme les tours d’une cité HLM de grande banlieue des années soixante. La plus haute penchait dangereusement car l’enveloppe du sommet était beaucoup plus lourde que toutes celles en-dessous. De chaque étage de chaque tour jaillissait un papillon, un papier collant, une notule, un becquet, bref un post-it griffonné de bleu collé à son enveloppe. Ça faisait encore plus ressembler les empilements à des tours de HLM avec leurs paraboles toutes tournées vers La Mecque. C’était effrayant, il pouvait bien y avoir une centaine d’enveloppes, dont seule la secrétaire d’accueil des Editions Gallimard pouvait comprendre la logique de rangement, et encore pas très bien car elle chercha longtemps mon manuscrit.

–          Vous êtes sûr qu’on vous a dit de venir le récupérer aujourd’hui ?

–          Aujourd’hui mardi 7, oui madame.

–          Müller…, Müller…, Müller…, Müller….

    Une société qui aurait besoin de clients ne mettrait pas une telle femme à l’accueil. Mais pour repousser du pied les fournisseurs elle était dans le rôle. De ce genre qui a l’air d’avoir trente-cinq ans entre vingt et cinquante, la grande brune mince limite osseuse, l’adolescente montée en graine devenue une adulte tout en longueur avec l’acné en moins et qui, nonobstant l’intérêt sexuel qu’elle suscite chez le mâle ordinaire, ne peut qu’énerver par ses manières. Comme rien de sexuel ne devait surgir vu le lieu et la circonstance, il ne restait que l’énervement. Quand je serai un écrivain célèbre, toutes mes séances de dédicaces dans toutes les bonnes librairies de province finiront au plumard dans l’Hôtel de la Gare le plus proche. Rien de tel lors de la récupération d’un manuscrit refusé, par exemple là tout de suite avec les fesses maigres de la donzelle posées sur la table des recalés, dans un crescendo pistonnant faisant tomber une à une les piles dans l’ordre décroissant de leur hauteur. D’autant moins envisageable que ça n’arrêtait pas de défiler dans la petite entrée du prestigieux immeuble, les éditions Gallimard rue Gallimard à Paris comme il doit y avoir une usine Michelin dans une rue Michelin à Clermont-Ferrand. Des plumitifs plus ou moins connus que je ne nommerais pas au cas où ils seraient encore sous contrat avec une maison concurrente. Justement, une jeune femme apparut à son tour en provenance de la rue.

    Elle s’arrêta devant le comptoir, indécise car n’osant pas apostropher la secrétaire penchée à déchiffrer ses propres post-it. Moi-même je cessai de regarder pesamment le cul de la brune pour porter mon regard sur celle qui venait d’arriver. Il s’agissait d’une paire de grosses lunettes à monture plastique bistre avec une petite blonde cachée derrière. Les hypermétropes se distinguent des myopes en ce que leurs lunettes leur grossissent les yeux puisque les verres doivent faire converger les rayons dans l’autre sens. Ils ou elles se promènent avec des loupes posées sur leur regard. Au-dessus des iris bleus géants trônait un casque de roi mérovingien en vieil or qui devait être les cheveux de la fille. Son visage ou le peu que les lunettes en laissaient voir était très pâle avec un petit nez, une petite bouche et un petit menton dans cet ordre de haut en bas. Un cou frêle se frayait un passage entre les cheveux rebiquant vers l’intérieur sous la mâchoire pour aboutir à une ligne d’épaule de chaton sur un corps du même. Mon regard rebondit sur le sol pour remonter en vision globale. Une fillette arrivée à son corps défendant dans la trentaine, jolie certainement mais exclusivement draguée par les pédophiles, ne sachant jamais où se mettre en dépit du peu de place qu’elle prenait. Dans un bal masqué sur le thème des Looney Tunes, elle n’aurait que peu d’efforts à faire pour venir déguisée en Titi tandis que je viendrais moi-même en Grosminet noir et blanc avec moustaches. La secrétaire se redressa de sa recherche pour me faire face à nouveau.

–           On ne me l’a pas descendu, je vais voir en haut. Et vous, mademoiselle, c’est pour un manuscrit aussi ?

–          … oui….

–          C’est quoi votre nom ?

–          …ll?m*l/b%l&mlm….

–          Je vous demande pardon ?

–          …ll?m*l/b%l&mlm…. Chloé ll?m*l/b%l&mlm.

–          D’accord…. Et le titre ?

–          Les Canards du parc Monceau sont joyeux le jeudi.

–          D’accord…. Je vais voir.

    Elle disparut dans les profondeurs de l’immeuble, nous laissant, Chloé ll?m*l/b%l&mlm et moi baignant dans une minute de silence. J’oubliais, Chloé portait à l’épaule gauche un énorme sac de courses en osier souple, de ces cabas de paille où les fermières de jadis mettaient cinq ou six oies et quelques poules pour aller les vendre au marché. Il y avait donc deux choses disproportionnées chez elle, son sac et sa tête, cependant elle avait eu raison de venir avec un sac pour y mettre son manuscrit alors que bêtement j’étais venu sans et que je devrais donc rentrer en métro en tenant le mien à la main. Et ça ne me ferait même pas de la lecture vu que je l’avais déjà lu et même déjà écrit.

–          Il n’y a pas de canards au parc Monceau.

    Pour la première fois de ma vie, elle me regarda tout droit au travers de ses lentilles grossissantes. Je vis ainsi parfaitement les pupilles se dilater en même temps que le nez se fronçait et que les lèvres se pinçaient.

–          Si, il y a des canards au parc Monceau.

–          Il n’y a même pas de lac.

–          Si il y a un lac. Avec une colonnade sur un des bords et un saule pleureur au milieu.

–          Je ne vois pas.

–          J’habite à côté. J’y fais mon footing tous les soirs.

–          Admettons. Et il y a donc des canards ?

–          Partout où il y a de l’eau et des gens autour qui jettent du pain dedans il y a des canards.

–          Vous avez sûrement raison. Et pourquoi sont-ils tristes le jeudi ?

–          Ils sont joyeux, ils ne sont pas tristes.

–          Ils sont tristes les autres jours ?

–          Vous m’emmerdez.

    Une nouvelle minute de silence intervint en mémoire de tous les gars qui se sont pris des râteaux, interrompue par le retour de la secrétaire portant deux enveloppes.

–          Monsieur Müller, La Nuit au bout du voyage, c’est pour vous, et madame Lamallo… Lamallobalie, Les Canards du parc Monceau sont joyeux le jeudi, c’est pour vous. Merci, bonne journée.

    Chloé et moi sortîmes de chez Gallimard pour nous retrouver rue Gallimard avec nos grosses enveloppes de papier kraft à la main. Elle mit la sienne dans son sac et prit vers le métro de la rue du Bac. Je la suivis car je prenais le métro aussi, avec mon enveloppe sous le bras car comme je le disais déjà plus haut, je n’avais pas songé venir avec un sac.

–          Ne croyez pas que j’aie voulu me moquer de votre titre tout à l’heure. Je croyais vraiment qu’il n’y avait pas de canards au parc Monceau.

    Elle me répondit sans se retourner.

–          Je vous pardonne votre ignorance. Mais vous n’êtes pas obligé de me croire. Allez vérifier de suite. Métro Villiers, prenez la douze et changez à Pigalle. Le lac est à gauche en entrant. Au bout de votre voyage vous trouverez la lumière.

–          Là c’est vous qui vous moquez de mon titre.

–          Pas le moins du monde.

    Nous atteignîmes le métro hélas tout proche. Chloé était de ces petites femmes dont on se demande toujours comment elles peuvent marcher aussi vite. Mais je venais de lire la veille dans un journal qu’un chat pouvait courir le cent mètres plus vite que Usain Bolt, ceci expliquant cela. Arrivée en haut des marches de la bouche, elle se retourna enfin.

–          Bon, je vous laisse, bonne chance avec votre manuscrit.

–          Un bonjour à vos canards. Vous l’avez envoyé à d’autres ?

–          Non parce que ça coûte cher les photocopies. Je vais renvoyer celui-là à une autre boutique, le Seuil peut-être.

–          J’ai vu qu’ils allaient publier un livre d’Adriana Karembeu, vous savez, le soutif qui sortait avec un ballon de foot.

–          Il faut bien que les maisons d’éditions gagnent des sous. C’est pas avec des couillons comme nous.

–          L’important c’est la célébrité, tout le reste n’est que littérature. Ça parle de quoi, votre livre ?

–          C’est indiscret.

–          C’est indiscret donc vous voulez que tout le monde le lise.

–          C’est indiscret si on me connaît avant de me lire.

–          Je ne vous connais pas et j’aimerais vous lire. Je sais même où je vais vous lire. Au bord du lac du parc Monceau.

–          Ce n’est pas vous qui allez me publier. Qu’est-ce que ça me rapportera de vous donner mon manuscrit ?

–          Ça vous rapportera le mien. Je vous échange un baril de canard contre un baril de nuit.

    Et je lui tendis mon œuvre que je tenais à la main.

–          Bonjour l’enthousiasme, ajoutai-je.

–          Ecoutez, votre livre est sûrement très intéressant mais….

–          Mais comme il a été refusé par Gallimard il ne doit pas l’être tant que ça. Pourtant, quand on lit ce qu’ils acceptent, ça donne envie de lire ce qu’ils refusent. Je lis vos canards d’une traite et je vous le rends demain, même lieu même heure.

–          Demain je ne peux pas, j’ai cours.

–          Vous étudiez quoi ?

–          J’enseigne le français en collège de ZEP. Enfin, j’enseigne une langue proche du français que l’on ne parle qu’au ministère de l’Education Nationale.

–          Et vous, vous écrivez en quoi ?

–          En français normal.

–          Cela excite d’autant plus ma curiosité. Ça devient rare de nos jours.

–          Je ne vous promets pas de lire le vôtre, j’ai des copies à corriger.

–          Ça vous en fera une de plus.

    Elle se tourna encore une fois vers le trou sombre derrière elle, d’où sortaient des gens et des bruits de roues de fer. Le mouvement fit saillir le petit cône de son sein droit sous le pull vert à mailles fines.

–          Il faut que j’y aille. Bon, je vous le donne. Vous ne l’abîmez surtout pas, sinon vous me devrez 400 photocopies.

    Elle sortit l’objet de sa besace. J’y déposai le mien à la place.

–          Vous avez un téléphone ? demandai-je incidemment.

–          Mon mail est sur la page de garde.

–          Le mien est sur la dernière page. Il faut lire jusqu’à la fin pour le trouver, c’est une astuce.

–          Je vous écris pour récupérer mon texte. Vous descendez ?

–          Je vais vers Montparnasse.

–          Moi vers Saint-Lazare. Bon voyage.

–          A jeudi.

    Nous débouchâmes sur les quais opposés à peu près en même temps. La petite souris zigzagua entre les gens en attente pour rejoindre la tête des trains. Il eût été rationnel pour moi d’aller en queue du mien mais je choisis de rester où j’étais pour éviter le face-à-face muet à huit mètres de distance. Un bruit métallique se fit entendre, c’était pour elle. Arrêt, ouverture des portes, alarme de fermeture, Attention ! Ne mets pas tes mains sur la porte, tu risques de te faire pincer très fort, claquement de fermeture et départ de la rame emportant Chloé. Je vivais le moment le plus triste et le plus banal à la fois de la vie d’un Parisien, le départ du métro d’en face avec une jolie fille dedans, mais j’avais l’enveloppe de la fille entre mes mains.

**

    Je dus bosser dans l’après-midi pour rendre un article urgent qui parlait de la formation professionnelle dans le monde agricole. Car il était urgent d’écrire que ce secteur devait faire face à des réformes structurelles dans le cadre de l’ouverture des marchés et de l’évolution de la Politique Agricole Commune, en particulier de la suppression des quotas laitiers à l’échéance 2015, et qu’il fallait aussi que je me nourrisse. Ça tombait bien car le midi je m’étais fait de la purée en sachet avec donc cinquante centilitres d’eau et vingt-cinq centilitres de lait plus une grosse louche de crème fraîche à la fin. On verra si je mettrai moins de crème après la fin des quotas laitiers ou si d’ici là j’aurai pris dix kilos de bide. Ce ne fut que sur le coup des quatre heures que je pus m’atteler à la lecture du pavé de photocopies percées de deux trous et reliées d’une broche de plastique vert émeraude, vert bouteille, épinard, sapin, mélèze, sarcelle ou colvert mais n’anticipons pas.

  

La suite et le reste dans D’autres filles que la mienne.