L’Autoroute de Genève

 

Les autoroutes mènent à tout à condition d’en sortir.

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    Le panneau bleu indiquait Genève à 85 kilomètres. Les forêts du Bugey contemplaient le bandeau de bitume gris de leurs verts sombres. Je me dis que dans moins d’une heure je serais arrivé. Alors cette journée serait terminée. Je me barricaderais dans ma chambre d’hôtel, ferais monter un dîner, prendrais un bain chaud et finirais par un porno en pay per view, le tout sur notes de frais car je le vaux bien.

    La séquence avait commencé 36 heures plus tôt par des négociations serrées avec des clients pénibles quelque part en Amérique du Sud. Puis arrivée à Charles-de-Gaulle aux aurores, récupération de ma voiture dans les sous-sols du Terminal 2, passage chez trois fournisseurs éparpillés en France profonde et sprint final sur l’A40 en direction de la ville de banquiers calvinistes où un autre client m’attendait pour le lendemain. Régulièrement tout un chacun se demande ce qu’il ferait s’il faisait autre chose que ce qu’il est en train de faire au moment où il y pense. La question se pose à peine dans mon cas tant ma trajectoire fut naturelle, inertielle même dirais-je. J’avais passé presque deux décennies à faire l’ingénieur dans une de ces quelques grandes entreprises nationales d’armement qui font la fierté et parfois les ennuis de la France. Un jour je me rendis compte que ma carrière dans la place était barrée par un panneau indicateur d’arrêt en forme de X puisque je n’étais pas issu de cette école. Ne restait alors au loup dominé que l’option de sortir de la meute pour chasser en solitaire. Les proies sont plus difficiles à attraper mais quand c’est fait la viande est abondante car on n’a pas à attendre que les chefs se soient gavés. Donc tu seras VRP mon fils. Mais comme la vente d’encyclopédies en porte-à-porte ne suffirait pas à rassasier ma marmaille morfale et mon ex-femme abusive, d’ailleurs je n’en lisais jamais moi-même, ne s’offrait plus à moi que l’option de vendre ce que je connaissais le mieux pour l’avoir fabriqué pendant vingt ans, des missiles, des roquettes et des bombes, bref des armes. Non, pas des armes, du matériel de maintien de la paix, et tant pis si souvent ces joujoux brisent la paix et maintiennent la guerre, ce n’est pas de mon ressort.

    Je connaissais bien cet itinéraire. Le Jura est un endroit qui sait se montrer sinistre quand il le veut. Ce soir-là, le bleu obscur des nuages de l’Est à l’approche de la nuit rajoutait sa couche de tristesse aux forêts mélangées. C’est très beau à l’automne, quand les feuillus abandonnent les sapins à leurs émeraudes, sinoples, malachites et glauques pour se hisser dans les parties hautes de l’arc-en-ciel où des cardinaux cramoisis se font des batailles de tomates. Le vert était aussi la couleur unique de l’ancien drapeau libyen, un de mes bons clients d’avant leur révolution, mais ils avaient rajouté récemment du rouge et du noir et je doutais qu’en leur parlant de Stendhal je puisse retrouver grâce à leurs yeux. Peu m’importait, l’Afrique restait le meilleur terrain de chasse, je le vérifierais sans doute encore le lendemain. Une tache jaune apparut au loin dans le paysage.

    Comme je m’approchais, il me sembla que la tache bougeait. Si j’avais été un missile à tête chercheuse, je me serais demandé si c’était la tuyère d’un réacteur d’avion, et dans l’affirmative de mon logiciel embarqué, me serais callé à sa suite jusqu’à m’y jeter avec l’enthousiasme halluciné d’un kamikaze. Mais mon commerce avec les missiles ne m’avait pas transformé à ce point, juste que mon cerveau d’automobiliste fatigué nota que c’était une femme marchant sur la bande d’arrêt d’urgence. La tache jaune était sa queue de cheval battant l’air de gauche à droite. Je ralentis pour retarder le moment où je la dépasserais et mieux observer le phénomène. La queue de cheval était complétée d’un pull blanc et d’une mini-jupe rose, et portait un petit sac à main sur son épaule gauche et un grand sac en papier au bout de son bras droit. Je passai au ralenti à sa hauteur puis m’arrêtai un peu plus loin sur la bande.

    Un bruit de course de sandales de bois s’approcha de ma voiture et le visage de la fille apparut dans l’ouverture de la fenêtre passager qui s’abaissait. C’était une jolie maigrichonne à nez pointu qui soufflait comme un bœuf de ses trente mètres de sprint.

–   Vous allez à Genève ?

–   Oui.

–   Vous pouvez m’emmener ?

    Je regardais la naufragée sans répondre. Qu’est-ce que cette donzelle à l’air paumé faisait avec ses petits sabots sur la bande d’arrêt d’urgence de l’autoroute Paris-Genève ? Je ne me souvenais pas avoir vu de voiture en panne sur le côté, en tout cas pas depuis au moins cent kilomètres.

–   Vous pouvez m’emmener ? A Genève ?

–   Montez.

    Elle s’assit et claqua la portière avec son gros sac posé sur ses cuisses de mouche. Je redémarrai en m’interrogeant sur ce que je venais de faire. Nous restâmes silencieux trois bons kilomètres avant qu’elle ne réémît un son.

–   Merci, vous m’avez vraiment tirée de la merde.

–   Mais de rien, c’est tout naturel. Vous êtes tombée en panne ?

–   En quelque sorte.

–   Où avez-vous laissé votre voiture ?

–   Elle est repartie sans moi.

    Mes questions ne faisaient qu’accroître mes interrogations sur l’étrangeté de la présence de cette femme à cet endroit. Et de l’interrogation surgissait le doute. Régulièrement j’oubliais, et régulièrement je me souvenais de nouveau, que je ne faisais pas un métier ordinaire. Et qu’un peu de la violence que mon activité permettait pouvait se retourner contre moi. Donc je devais me méfier tout le temps de tout et de tout le monde. Certes je n’étais pas, ou pas encore à ma connaissance, de ceux que l’on assassine. Mais que l’on traque, espionne ou fait chanter sûrement, donc cette femme pouvait être en service commandé, posée sur le côté de cette autoroute par des gens qui me connaissaient et que je connaissais peut-être. Une voiture m’aurait suivi puis dépassé pour déposer la poupée trois minutes en avant et en travers de ma route. Car pourquoi aucun automobiliste mâle et solitaire ne s’était-il arrêté avant moi à la vue de la mini-jupe rose ? J’essayais de me souvenir de sa présence dans une voiture plus tôt de la journée, mais sans être sûr de rien.

–   Vous permettez que je me débarrasse ?

    Elle déposa son gros sac de courses sur la banquette arrière. Etrangement c’était un sac de la Samaritaine, donc vieux d’au moins dix ans puisque ce magasin avait fermé vers le début des années 2000. Et que contenait-il ? La manœuvre eut pour effet de dévoiler les trois quarts de ses cuisses. Je profitai de sa question pour me tourner vers elle. C’était une de ces femmes qui à trente ans en paraissent quinze. Le gras garant de la survie de la progéniture, qui envahit les femelles d’abord légèrement à la puberté puis parfois plus sévèrement, n’avait trouvé sur elle aucune place pour se garer. Elle ne devait pas peser plus de quarante kilos, avec des jambes comme mes bras et aucune proéminence sous son pull à grosses mailles. Je me suis mis à la trouver extrêmement attirante.

–   Je vous en prie. Ce sont vos courses de la semaine ?

–   C’est toutes mes affaires.

    Elle me jouait un personnage de pauvre routarde, ou alors elle l’était vraiment. Qui pouvait bien m’envoyer un agent de renseignement sous une telle forme ? Le Mossad est connu pour son talent à incarner tous les rôles, sans doute du fait de la grande diversité d’origines des citoyens israéliens, ou de la bonne présence à Hollywood de la race juive. Alors que les services secrets iraniens ou nord-coréens ont plus de difficultés de ce côté-là. Qu’à cela ne tienne me disais-je, je vais faire comme si je ne me doutais de rien, lui parler normalement, comme un type qui a une raisonnable envie de sauter une jolie auto-stoppeuse, et à la moindre anomalie dans son personnage, je saurais qu’elle travaille pour le Mossad. Aucune chance qu’elle travaillât pour les renseignements français, on les reconnaît tout de suite au fait qu’ils sont habillés en hommes-grenouilles. Et si elle ne travaillait pour aucun Service ou officine, il ne me resterait plus qu’à essayer de la sauter. Je repris la conversation.

–   Vous êtes en voyage ?

–   Je rentre chez ma mère. A Genève.

–   Vous êtes suisse ?

–   Ça se voit ?

–   Ça ne se voit pas et ça ne s’entend pas.

–   Normal. J’ai galéré dix ans à Paris. J’en ai marre. Je rentre.

–   Vous faisiez quoi à Paris ?

–   N’importe quoi. D’abord des études. Ensuite j’ai travaillé.

    Un camion déboîtant en traître m’obligea à freiner un peu violemment. Le problème bien connu des sièges en cuir avec les filles en jupe est qu’elles y glissent vers l’avant en cas de décélération brutale. Ce qui se produisit, révélant le slip blanc à poix rouges de la nymphette ainsi que le haut de ses cuisses d’un diamètre pas plus grand qu’au niveau des genoux. Elle se redressa et tira sa jupe pour au moins cacher sa culotte.

–   Idiot de camion. Vous faisiez le trajet en stop ? Et on vous a déposée là où je vous ai trouvée ?

–   C’est compliqué. Encore merci de m’avoir prise en tout cas.

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    Mossad un, fille paumée zéro. Il était impossible qu’une fille comme ça soit restée longtemps à marcher sur une bande d’arrêt d’urgence, où même qu’on ait pu l’y déposer autrement qu’à dessein.

  

La suite et le reste dans D’autres filles que la mienne.