Décollage imminent

 

Bienvenue à bord du TGV 2571 à destination de Nancy. Nous vous prions de bien vouloir attacher vos ceintures.

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    Le brigadier-chef Morin contemplait la voie de chemin de fer. Vers l’ouest, dans la direction de Paris, la vision magique de la paire de rails convergeant à l’infini vers leur point de fuite. Vers l’est, dans la direction de Strasbourg, le monstrueux amas de tôles dont on reconnaissait à peine qu’il était un train il y a encore quelques minutes. Seule la motrice de queue couchée sur le ballast ressemblait encore à un bout de TGV. Au loin la sirène des pompiers du village en attendant mieux, ils seront là dans moins d’une minute mais ne pourront pas faire grand-chose. Au bout des pieds de Morin se tenait l’explication du phénomène, la raison pour laquelle la rame blanche avait cessé de cingler paisiblement sur ses longues tiges de fer, vu que celles-ci s‘élançaient vers le ciel comme pour désigner le lieu de l’arrivée prochaine des passagers, la section Catastrophes Ferroviaires du Paradis et non la gare de Nancy comme annoncé par erreur par le contrôleur au départ de Paris.

    Les deux rails avaient été coupés à la même hauteur, dévissés sur une dizaine de mètres puis soulevés et calés par des blocs de granit gris qui à l’examen s’avéraient être des pierres tombales portant encore leurs noms, dates et considérations diverses. Les pierres avaient été disposées sur les traverses de chaque côté par couches d’une, deux, trois puis quatre de façon à former comme un tremplin soutenant les rails. Cela faisait arriver la section tranchée de ces derniers à environ 60 centimètres de hauteur. Lorsque le TGV avait déboulé à 320 kilomètres par heure, il avait pris le tremplin et décollé comme la voiture des Blues Brothers dans le film éponyme pour se fracasser contre le pont opportunément situé une cinquantaine de mètres plus loin. La motrice de tête et les premières voitures avaient dû parcourir toute la distance en l’air, et au fur et à mesure qu’elles s’écrasaient contre le tablier, l’arrière ralentissait de sorte que la motrice de queue n’avait plus fait qu’un petit bond d’une vingtaine de mètres pour se coucher sur la voie avant le pont écroulé, ce qui expliquait qu’elle fût encore en état d’être reconnaissable. Et le tout aura duré trois secondes, peut-être quatre. L’ensemble faisait comme ces arceaux pliants de tente reliés par un câble élastique à l’intérieur, que l’on aurait passés sous un marteau-pilon pendant une heure. A l’inverse le tremplin avait peu souffert, juste les pierres avaient-elles un peu ripé et certaines s’étaient fendillées sous la masse du train prenant la courbure des rails mais globalement elles étaient intactes. Marcel Bronnier, 1917-2002, Jeanne Bronnier 1920-2009 Ensemble dans la paix du Seigneur, simple et de bon goût en gravure dorée dans un granit rugueux gris souris. Toutes les pierres étaient en granit rugueux et non pas polies ou en marbre pour qu’elles ne glissent pas ou ne cèdent pas au passage du train, les ordures qui avaient fait ça étaient des gens qui réfléchissaient, se dit Morin. Pour l’enquête on verra plus tard, de toute façon, vu l’ampleur du fait divers, elle échappera à la brigade de gendarmerie locale.

    Morin et son équipe avaient entendu l’énorme fracas depuis les bureaux de leur caserne située à six kilomètres de là, dans le camp de Mourmelon. Sur le coup de 12 heures 59, ils avaient tous levé la tête de leurs claviers à taper des rapports. C’était le genre de bruit dont on devinait qu’il était lointain du fait de l’étalement des fréquences causé par la propagation du son, et dont on déduisait logiquement qu’il était important puisqu’on l’entendait très bien quand même. Cela dura quelques secondes, c’était sombre et métallique à la fois et ce fut aussitôt suivi d’un parfait silence enveloppant les regards médusés des gendarmes. Tous sortirent du bâtiment dans l’instant. Le bruit était venu du sud donc ce pouvait être la ligne TGV, d’autant qu’aucun panache de fumée n’était visible nulle part, ce qui excluait un engin à moteur thermique, avion ou camion-citerne par exemple. Ils sautèrent dans leur fourgon et prirent la route de Châlons qui passait quelques kilomètres plus loin sur un pont par-dessus la voie ferrée, d’où l’on verrait peut-être quelque chose.

    Arrivés sur le pont, ils stoppèrent en plein milieu de la route comme se le permettent habituellement les gendarmes. A quelques mètres sous eux s’étalait la Champagne Pouilleuse et ses immenses openfields à l’américaine, et au-dessus d’eux des lignes électriques et un ciel bâché s’étalaient comme en réponse. Le presque plat pays avec des silos à grains pour uniques montagnes et la Montagne de Reims barrant l’horizon ouest de sa crête verte.

–          Y aurait pas comme une fumée par là-bas ? demanda Morin.

–          C’est après le premier pont. Ce doit être au niveau du deuxième pont, sur la route de Livry aux Grandes-Loges, répondit Le Troadec, qui avait à la fois de bons yeux et sillonnait souvent les petites routes du canton avec son vélo de course.

–          Allons-y, conclut Morin.

    Ils retournèrent sur Bouy et prirent deux fois à gauche pour s’engager sur la petite route en question. La colonne de fumée se précisait mais restait discrète jusqu’à tant qu’ils se retrouvèrent au bord de la tranchée ferroviaire masquant aux alentours le carnage. Le petit pont en béton était en mille morceaux sur la voie, mélangé aux morceaux du train. Le tout dégageait une odeur chaude d’atelier de ferronnerie et produisait un peu de fumée de synthétiques brûlés, dans un silence de crypte. Les gendarmes se garèrent au bord du vide et descendirent le talus après avoir enjambé les nappes de grillages arrachés.

    Dans l’horrible carcasse il n’y avait sans doute que des morts. Toutefois il y avait urgence à prévenir la SNCF pour qu’elle stoppe les autres trains. Ceux circulant dans le même sens étaient sans doute déjà arrêtés par la procédure du cantonnement, qui interdit à un train d’entrer dans une section tant que le précédent n’en est pas sorti, fût-ce s’il n’en sortirait que découpé au chalumeau et sur des camions-bennes. Sauf que les trains en sens inverse n’avaient aucune raison de s’arrêter, personne d’autres que les gendarmes ne sachant en cet instant qu’un obstacle infranchissable barrait tout le passage. Le brigadier Morin scruta la voie dans la direction de Strasbourg, une ligne droite de plusieurs kilomètres qu’un TGV parcourrait en moins d’une minute.

–          Marzolff, tu as toujours ton stylo laser ? hurla-t-il.

–          Dans le fourgon, chef, répondit l’interpellé.

–          Cours le chercher et pointe-le par là.

    L’exécutant s’exécuta au pas de course. Il revint pour se placer entre les rails, à l’aval du pont détruit, en tenant à hauteur de poitrine son petit gadget de conférencier. Le faisceau rouge bougeait beaucoup, autant pour mieux avertir un éventuel conducteur que parce que le jeune gendarme tremblait.

    La disposition des rails transformés en tremplin n’était apparue à Morin qu’après quelques minutes de sidération aux côtés de l’épave. Il avait d’abord pensé que le pont s’était écroulé juste avant l’arrivée du train. L’idée que le train ait pu aller au pont et non l’inverse était au départ absente de son cerveau de vieux gendarme habitué aux constats les plus divers. Lorsque sa brigade trouvait un homme gisant sur un trottoir avec un pot de fleur brisé à ses côtés, ils en déduisaient que le pot de fleur était tombé du rebord du troisième étage et non que l’homme, s’aidant d’un trampoline, aurait donné un coup de tête au pot. De façon générale, dans les rencontres entre un objet haut et un objet bas, c’est celui du haut qui s’est déplacé, rapport à la pesanteur. Ce ne fut qu’après avoir enfin tourné son regard incrédule dans la direction d’où était venu le train qu’il vit la paire de rails pointés en l’air, comme s’il s’agissait de la finale ample et remontante de la signature de l’assassin.

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    Avons-nous eu raison de faire cela ? Nous avons tué des gens qui ne faisaient que voyager. Qui allaient quelque part par obligation, amour, curiosité ou fuite. Bien sûr ce n’était pas dirigé contre eux, leur mort n’était qu’une contingence. L’acte visait l’entité prétendant les incarner et donc les défendre et non les victimes elles-mêmes, ce qui distingue la violence politique du meurtre. Cette entité qui se fait appeler selon les cas République, Démocratie ou Nation ne doit pas réussir à faire croire que son emprise serait bénéfique. Que ses lois et appareils de surveillance assureraient le confort et la tranquillité en échange de la soumission. Comme les milliers de poulets dans un élevage industriel, serrés les uns contre les autres sur le sol d’un vaste hangar, ce qui permettra après leur abattage la mention ‘Elevé en liberté’ sur l’étiquette par opposition à ‘En cage’, qui acceptent leur sort parce que le renard ne peut pas pénétrer dans le hangar. Mais si le renard entre, les poulets chercheront à sortir. Voilà, nous avons été le renard dans le poulailler, avons certes mangé quelques poulets mais ce fut pour inciter les milliers d’autres à fuir avant qu’une machine ne les ramasse, les électrocute, les égorge et les plume.

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    Puis les pompiers de Livry-Louvercy arrivèrent. Vu l’énormité de la catastrophe, ceux de Mourmelon puis ceux de Châlons et de Reims devraient arriver bientôt aussi, suivis de police judiciaire, hommes politiques, journalistes locaux puis nationaux en attendant CNN et le Président de la République soi-même en bouquet final.

  

La suite et le reste dans La Fin de l’âge du fer.