CO-Homicides

 

Il faut bien mourir de quelque chose, alors pourquoi pas d’un meurtre.

Souvent les gens sans histoires meurent dans un accident de voiture. Dans les spots de la Prévention Routière autrefois, on voyait un gars ou une bonne femme monter tout insouciant dans sa bagnole, et douze secondes après le voilà mort avec une voix off disant quelque chose du genre «  Faites gaffe, respectez donc le Code de la Route ».

Dans le cas qui nous occupe, des gens montent dans leur voiture et meurent avant même d’avoir eu le temps de démarrer. Le commissaire Garcia va vite comprendre le pourquoi du comment, mais pour le comment du pourquoi ça risque d’être plus long.

Et pour la morale de l’histoire on attendra encore bien plus longtemps.

Chapitre 1

 

–       Madame, Madame, réveillez-vous, Madame ! Ouvrez Madame !

    Le pompier est un homme logique, tant il est vrai que la madame aurait dû se réveiller d’abord pour ouvrir la portière de sa voiture ensuite. Mais les coups de poing qu’il donnait contre la vitre de la Mini n’y faisaient rien, la femme s’obstinait à rester affalée sur son volant, l’air plutôt morte à ce stade de la compétition. Une vieille jolie blonde dans une Austin Mini flambant neuve, fait étrange puisqu’il y a trente ans on voyait des jeunes blondes état-comme-neuf dans des vieilles Mini. Il a dû y avoir une faille spatio-temporelle à moins que ce ne fût un trait de génie dans le cerveau d’un spécialiste de marketing automobile. Ce serait plutôt la deuxième hypothèse, et en plus le concessionnaire a fait une belle affaire : la voiture suréquipée, cuir-climat’, peinture noire mate, toit ouvrant pratique pour extraire le cadavre en cas d’accident quand les portières sont bloquées, bref la caisse qui t’a doublé le prix de base et montre à l’œil averti que tu as de la tune. La blonde aussi suréquipée : lunettes Gucci, chemisier Prada, sac Vuitton sur le siège passager avec le portable mini aussi qui dépasse, attention au car-jacking Madame, faux seins Clinique des Champs-Elysées qui faisaient airbag entre le volant et le châssis d’origine. Donc une voiture en harmonie avec la conductrice, le spécialiste en marketing automobile peut jubiler à moins qu’il ne dorme encore à cette heure-ci.

–       Kevin, va chercher le pied-de-biche dans la voiture.

–       OK Kevin.

    Car les deux pompiers avaient des âges ainsi que des têtes à s’appeler Kevin. Le genre de types qu’on verrait plutôt à poil sur un camion rouge à la page Octobre de leur calendrier qu’en intervention de routine sur la voie publique. Dans un film zarbi à la David Lynch, on aurait en plus pris comme acteurs des vrais jumeaux, deux beaux jeunes mecs qui se seraient tapé la blonde en trio après lui avoir descendu sa chatte coincée dans un arbre de l’avenue Mozart. Pardon, là on tombe dans du Max Pécas, revenons à la Mini de l’avenue Mozart.

    La mémé qui avait appelé les pompiers se tenait avec son chienchien sur le trottoir, se disant qu’un jour prochain ce serait peut-être ces deux mêmes hommes qui viendraient chez elle chercher son corps décomposé après être passés par la fenêtre. Les voisins les auraient appelés alertés par les jappements de Mirza, une fin habituelle pour une douairière du Seizième. Mais en attendant ça fait toujours plaisir d’être en vie et de signaler la mort des autres plutôt que le contraire. En plus cette blonde elle ne la connaissait même pas, elle ne devait pas être du coin ou en tout cas ne devait pas en être depuis longtemps. De toute façon, être vautrée sur son volant à sept heures du matin n’est pas le genre du quartier.

    Si on parle tant de cette mémé qui ne joue qu’un rôle secondaire dans cette histoire, c’est que Kevin I a mis du temps avant de trouver le pied-de-biche et de le filer à Kevin II. Entre-temps la blonde n’a pas bougé de son volant puisqu’on vous a dit qu’elle était morte.

–       Kevin, je vais ouvrir côté passager pour éviter que les éclats de verre ne lui abîment le portrait, ce serait dommage de gâcher les restes.

    Il introduisit le pied-de-biche, symbole phallique évident, dans la fente supérieure de la vitre avant droite et d’un geste lent et maladroit il brisa le verre teinté. Car il n’y a que dans les romans que les gens ont des gestes rapides et adroits, essayez donc de voler une Mini et vous comprendrez. Il passa le bras et ouvrit la portière.

–       Madame, ça va Madame ?

    Comme ça n’allait toujours pas, le Kevin de pompier s’introduisit dans la voiture, secoua délicatement puis légèrement puis lourdement l’épaule. L’épaule qu’elle avait jolie, c’est de l’os et ça reste beau toute la vie quand le reste se fane, se disait l’éphèbe casqué, comme si le moment se prêtait à se genre de considérations. Trop jeune, il n’avait pas encore l’œil pour distinguer d’entrée une morte d’une vivante car il n’avait jamais tâté de morte et peut-être pas assez tâté de vivantes. Toutefois quand le corps s’affala contre le dossier du siège, la tête renversée et les yeux grand ouverts, il comprit. Et c’est le moment qu’il choisit pour s’affaler à son tour sur les cuisses de la fille, mort lui aussi. Au moins il aura vu une morte dans sa carrière de pompier. A l’érotisme macabre de la blonde trépassée dans une Austin Mini noire s’ajoute maintenant la position du pompier et de son nez dans le minou de la dame. Encore un aspect de l’inégalité des sexes : contrairement à la fellation de conducteur, le cunnilingus de conductrice est impossible en voiture car on ne peut passer ni par-dessus ni par-dessous la cuisse droite, car la fille doit garder le pied droit sur l’accélérateur et éventuellement le frein, c’est plus prudent. Mais dans une voiture anglaise on doit pouvoir passer sous la jambe gauche, à moins que le levier de vitesse ne gêne trop, de toute façon il vaut mieux une boîte automatique vu que la donzelle à le pied gauche dans le pare-soleil et qu’au-dessus de quatre-vingts il faux passer en cinquième car c’est plus respectueux de l’environnement. Mais ce n’est pas que pour ça qu’en Angleterre ils roulent à gauche, c’était juste dans le temps pour ne pas s’accrocher leurs sabres en se croisant car la plupart des gens étant droitiers, ils avaient le sabre qui portait à gauche.

–       Kevin qu’est-ce que tu fous ?

    Le Kevin vivant fit rapidement le tour de la voiture. Deux personnes qui ne bougent plus d’un pet dans une voiture, ça commence à faire louche se dit-il, le simulacre de cunni n’étant pas fait pour arranger le tableau.

–       Kevin, sors de là !

    Plutôt que d’essayer de le convaincre par la persuasion il le tira par les pieds et l’allongea sur le trottoir au pied de la mémé. Le chihuahua renifla son deuxième macchabée de la journée d’un air satisfait. C’est bête, il a raté sa vocation de chien de recherche dans les tremblements de terre, que ça l’aurait fait voyager en Haïti au lieu de toujours faire le trajet Avenue Mozart rue du Ranelagh rue Davioud à sept heures du matin pour pondre sa crotte.

    Le Kevin entreprit un bouche-à-bouche comme il avait appris à l’instruction. A ce stade on tombe de Max Pécas dans le porno gay, que-le-jeune-homme-découvre-son-homosexualité-dans-le-trouble-que-lui-inspire-le-passage-de-son-brevet-de-secouriste. Mais pas l’ombre d’un trouble chez le Kevin mort et juste le pressentiment d’une grosse journée de merde chez le vivant. Il passe au massage cardiaque qu’il aurait préféré pratiquer sur la blonde en faisant juste attention de ne pas éclater les poches de silicone. Toujours rien, son double homonyme ne bouge que nenni. Claques, massages cardiaques, bouche-à-bouche, « Kevin ! Kevin ! » en boucle et dans le désordre ne le font pas revenir. Quand on est mort c’est pour longtemps, et quand on s’appelle Kevin c’est pour le temps de la concession au cimetière, trente ans en général.

–       Merde !

    Tu l’as dit bouffi, mais c’est pas tout de s’indigner, encore faut-il comprendre. Kevin Muller, mort au feu, sauf qu’y avait pas de feu, juste une blonde chicos dans une Austin même pas mal garée au petit matin glacé de Paname, on ne signe pas deux permis d’inhumer sur de telles bases.

    Le plus chanceux des Kevin regarda son collègue puis la blonde toxique à travers la portière ouverte de la voiture. Ce fut rapide, silencieux, incolore et inodore. En voilà deux qui n’existaient déjà plus que dans la mémoire de ceux qui les ont connus comme disent les athées en quête de transcendance et même que ça leur fait une belle jambe. Que Dieu existe ou pas, la blonde devait avoir laissé des souvenirs de chaudasse à des wagons de paroissiens. Et on se souviendra de Kevin comme de la plus fine lance de la caserne, toujours à essayer de pécho sur une intervention ou à défaut au bal du 14 Juillet. Peut-être qu’ils sont déjà dans la foule qui attend l’ouverture des portes du Paradis, qui doit normalement ouvrir en même temps que le Monoprix, à neuf heures. Ça lui fera une accroche au Kevin, il abordera la Sharon Stone en lui disant :

–       Bonjour mademoiselle, excusez-moi mais il me semble vous avoir déjà vue quelque part, je crois que nous sommes morts dans la même voiture, me permettrez-vous de vous offrir un verre dès que le bar sera ouvert ?

–       Mais je vous en prie jeune homme, je vous dois bien cela.

    Pendant ce temps le Kevin terrestre invita la mémé et le chihuahua à s’éloigner urgemment de la voiture et courut chercher de la quincaillerie de type défibrillateur et oxygène dans le véhicule de service, des fois que le Kevin allongé aurait des velléités de retour ici-bas. Ça lui fera des choses à raconter à la caserne, toujours les mêmes histoires de lumière au bout d’un tunnel avec en prime une Vierge Marie en blonde à gros seins qui l’attend avec un masque à gaz sous l’auréole. Putain respire Kevin, une bouffée d’oxygène pour papa, une bouffée pour maman, c’est pas l’heure d’aller en Enfer, il y a beaucoup de feux mais pas d’eau pour les éteindre, et au Paradis tu te feras chier et de toute façon le rouge y est banni.

Chapitre 2

 

    Le commissaire Garcia regardait les deux corps comme si on lui avait dit qu’il devrait les emporter chez lui, un sous chaque bras, et les garder sur le canapé du salon pendant huit jours. Faudra pas non plus qu’un de ses hommes s’avise de l’appeler sergent Garcia aujourd’hui ou il finira cloué sur un cactus des Serres d’Auteuil. Sa femme lui avait annoncé ce matin qu’elle le quittait. Certes elle lui annonçait ça tous les jours mais ce coup-là ce devait être la fois de trop. Elle ressemblait d’ailleurs à la blonde morte, en moins friquée vu qu’elle n’avait que le salaire de son commissaire de mari pour entretenir la décoration, donc moins refaite en plus du défaut inhérent d’être encore en vie et très en forme pour le faire suer lui tout particulièrement. Et pour couronner le trou il était en train de chopper un gros mal de crâne.

–       Jacqueline Baronnet-Haran, 53 ans avocate au barreau de Paris, spécialiste en droit des sociétés, droit des affaires, droit social, droit du travail, droit…

–       Spécialiste en tout…. Le baveux qui met son pied dans la porte partout où il y a du fric à se faire.

    Le commissaire de la Brigade Criminelle interrompit le représentant de la brigade des chiens écrasés locale. Une bourgeoise qui crève dans sa voiture, c’est banal, peu importe son pedigree. Coco trop pure, arrêt cardiaque, suicide aux médicaments, chagrin d’amour, pas de quoi fouetter un commissaire de la Crim’, juste du tout-venant pour le quai de la Rapée. Ne pas oublier de rendre les prothèses mammaires à la famille après le prélèvement des poumons, ce qu’on fait d’habitude avec les noyés. Tiens, si je pense à un noyé c’est parce qu’elle fait une tête de noyée se dit Garcia, mais d’un autre côté comment aurait-elle pu se noyer dans sa voiture bien au sec avenue Mozart. Là où ça se complique encore c’est que le pompier fait aussi sa tête de noyé, à croire que l’Austin Mini se serait transformée en aquarium le temps de se débarrasser de ses deux occupants, et que les poissons auraient tout bu l’eau dans la foulée puis se seraient barrés par les égouts. L’agitation de ses cellules grises commençait à chasser sa mauvaise humeur comme le soleil levant chassait la sinistrose de l’avenue Mozart by night.

–       La police scientifique arrive dans cinq minutes, commissaire.

    Scientifique mais pas supersonique, ça fait une demi-heure qu’on les a appelés se dit Garcia. En attendant, les bleus terminaient les constatations d’usage : traces de violences néant, marques d’effractions néant, témoins néant pour la blonde et béants d’incompréhension pour le pompier, indices dans la voiture néant hors de ce qu’il est normal de trouver dans une Austin de blonde. Certes la brigade du coin était loin d’être composée de flèches, vu que dans le seizième arrondissement de Paris il ne se passe jamais rien. Ou alors s’il se passe quelque chose dans la Haute il vaut mieux ne rien trouver, genre affaires Boulin ou de Broglie. Mais dans le cas présent ne rien trouver relevait du bon sens. Seul le chihuahua avait son avis sur la question mais il le gardait pour lui.

    Pin pon voilà les gars du labo, qui ont trop regardé Starsky et Hutch à la télé et oublié qu’on pouvait rouler normalement. Les gens en retard sont pressés, les gens pressés sont en retard. Et en arrivant ils manquent de rater leur 180 degrés avec la camionnette. Pour un peu il aurait fallu les autopsier eux aussi, histoire de savoir si c’était du rouge ou du blanc qu’ils se sont envoyé au petit-déj.

–       Bonjour Commissaire, étrange affaire n’est-ce pas ? Des indices ?

    Premier indice le légiste est bourré. Mais comme il n’a pas fait de bouche-à-bouche à la victime il n’y aura pas à déduire son alcoolémie de celui de cette dernière. Et puis, se dit Garcia, à part nous les keufs tout le monde est sobre dans cette affaire. L’avocate a dû se contenter d’un café et d’une biscotte à la confiture allégée Lenôtre ce matin, après une soupe au potiron du même tonneau la veille, vraiment pas une tête de junkie. Et le pompier ne devait se shooter qu’à la satisfaction d’être pompier. Ces deux-là étaient les derniers à devoir crever ce matin sur Paname, donc l’hypothèse d’une intervention extérieure se précisait. Doigt de Dieu ou pichenette d’un assassin, on s’éloigne de la routine des décès sur voie publique de gens pas sportifs.

–       La victime est avocate et habite juste là, au 21.

    Garcia désigna une porte cochère de style néo-babylonien en plus chargé. Mme Baronnet-Haran a eu de la chance hier soir, elle a trouvé à se garer juste devant chez elle.

    Le médecin spécialiste des morts contempla les deux corps allongés sur le trottoir. Kevin-le-bol avait placé la femme à côté de Kevin-pas-de-bol pour pouvoir leur faire respirer alternativement de l’oxygène de la même bouteille, comme au club de plongée dans un exercice de partage d’embout après qu’un détendeur ait foiré, forme de bisou indirect et préliminaire possible à grosses pelles et partie de jambes en l’air le soir au bungalow. Feu Kevin est sûrement en train de développer sur le sujet au bar du Paradis, le patin sur les lèvres refaites n’est plus très loin, dès que Saint-Pierre aura le dos tourné. Pendant que ça draguait déjà sec là-haut, le dernier des Kevin s’était démené comme un beau diable pour les faire respirer un tant soit peu mais on ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif, et voilà l’avocate et son pompier serviable couchés sur le sol comme un couple de gisants à la Basilique Saint-Denis. Sûrement un mariage arrangé au vu de la différence d’âge.

–       C’est l’autre pompier qui les a placés comme ça, a priori ils sont morts tous les deux dans la voiture, la dame en s’y asseyant et le pompier en y fourrant le nez dix secondes environ. Il faut que vous nous expliquiez ça, docteur.

–       C’est bizarre en effet. Quand les gens meurent vite, rafale de Kalachnikov ou 200 kilomètres-heure dans un mur, ça laisse des traces sur les corps et ça fait assez sale en général. Et quand il n’y a pas de traces c’est que la mort a été plus lente. On est donc dans un cas atypique, ces deux-là sont morts à la fois rapidement et proprement. Je vais commencer l’autopsie dès qu’on sera à l’Institut, pendant qu’ils sont encore frais, et je pense que dès cet après-midi je pourrai vous dire ce qui n’a pas fonctionné dans leur mécanique interne pour qu’ils en soient arrivés là.

–       Parfait, pendant ce temps j’interroge la voiture. S’il apparaît que c’est une occase et que les précédents propriétaires sont tous morts mystérieusement, je la place en garde à vue.

  

Pour connaître le fin noeud de l’affaire, c’est dans CO-Homicides.