Le Tribunal de police

 

Les tribunaux sont des endroits mal fréquentés, d’ailleurs on y rencontre des gens qui nous ressemblent.

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–   Affaire suivante ! Madame Chomel.

    Rien ne se passa pendant quelques secondes. La juge scruta la salle telle une femme de marin l’horizon aux temps d’avant l’invention de la radio. Je regardai autour de moi comme en signe de bonne volonté pour aider la magistrate à trouver sa prochaine cliente, mais il n’y avait rien qui pût ressembler à une madame Chomel. En fait, il y avait surtout des hommes sur les bancs en bois clair de la salle.

–   Madame Chomel !

    Une jeune femme entra en courant dans la salle, madame Chomel je présume.

–   C’est moi. Excusez-moi, j’étais dehors.

–   Evidemment que vous étiez dehors ! C’est bien ce qu’on vous reproche.

    La femme s’assit au premier rang.

–   Vous pouvez rester debout, c’est votre procès qui commence.

    L’accusée se releva et dut se dire qu’elle avait déjà gaffé deux fois sans avoir encore eu le temps d’en placer une. La juge remonta ses lunettes du bout vers la racine de son nez et se mit à lire le papier qu’elle tenait comme un chauffeur routier le volant d’un quarante tonnes. Sa douzième affaire de l’après-midi pouvait enfin démarrer.

–   Vous êtes accusée d’avoir, le douze avril deux mille douze, à sept heures quarante-cinq, devant le quarante-six de la rue de la Chine à Paris-Vingtième, laissé votre chien déposer une déjection canine sur la chaussée sans la ramasser comme un arrêté municipal vous y oblige. Reconnaissez-vous les faits, Madame ?

–   Oui, enfin non, ça dépend.

–   Ça dépend de quoi ?

    La dame au petit chien, ou gros je n’en savais rien, bredouilla quelques syllabes inaudibles avant d’éclater en sanglots. La juge, le substitut à sa gauche et la greffière à sa droite se regardèrent deux à deux plusieurs fois et dans un ordre aléatoire avant que la juge ne redescende ses lunettes, comme le Concorde descendait son nez à l’atterrissage, et ne dévisage la petite dame en pleurs par-dessus ses grosses montures en plastique.

–   Mais que vous arrive-t-il, Madame ? Vous n’avez tué personne.

–   Non, mais c’est mon chien….

–   Nous en parlions justement.

–   … il est mort la semaine d’après ! Que vous en parliez, ça a fait remonter le souvenir, vous comprenez ?

    A ce moment un grand escogriffe, à moins qu’il ne se fût agi d’un dadais, entra à grandes enjambées dans la salle. Il était vêtu d’une robe noire donc vu l’endroit, il ne pouvait être qu’avocat.

–   Pardon, Madame la Présidente, je suis le défenseur de Madame Chomel. Je vous prie de m’excuser pour mon retard, j’étais aux toilettes.

–   Vous étiez donc déjà dans le sujet, répondit la juge. Nous venons à peine de commencer.

    Un avocat pour une crotte de chien, ou la dame a de gros moyens ou la crise a fait baisser les prix. La juge reprit :

–   Donc, Maître, j’en étais à la relation des faits, tels qu’ils figurent dans le procès-verbal de l’agent verbalisateur, et je demandais à Madame si elle reconnaissait les faits. A part ça, croyez bien, Madame, que je suis désolée pour votre chien, mais là n’est pas la question.

–   Si justement ! fit l’avocat, le coupable étant décédé, je demande l’abandon de la procédure.

–   Vous plaisantez, Maître. D’ailleurs, l’auteur présumé de l’infraction n’est pas le chien mais sa maîtresse.

–   Le chien était un complice, madame la Présidente, ou peut-être était-il l’objet du délit, ou encore doit-il être considéré comme receleur dans cette affaire, dans tous les cas je demande la clémence du tribunal eu égard au décès du chien.

–   Nous verrons cela, Maître. Cela évitera au moins la récidive, au moins tant que le chien n’aura pas été remplacé. Mais nous en étions à la reconnaissance des faits. Vous disiez, Madame, que ça dépendait. Ça dépend de quoi, que vous reconnaissiez ou non les faits ?

–   Je reconnais que mon chien a bien fait une crotte. Par contre, j’allais ramasser quand les poulets me sont tombés dessus.

–   Vous voulez dire les policiers, bien qu’ils doivent avoir l’habitude de cette appellation animalière. Et ils ne vous sont pas tombés dessus, ils ont constaté l’infraction, et…. Oui, Maître, vous voulez intervenir ?

–   Le simple dépôt de la déjection n’est pas en soi constitutif de l’infraction…

–   J’entends bien, Maître, mais le rapport dit que Madame était en train de s’éloigner des lieux sans avoir ramassé la chose.

–   J’allais chercher un sac pour ramasser, justement !

–   Et où alliez-vous chercher un sac ?

–   A la boulangerie qui est à vingt mètres ! J’aurais acheté un éclair au chocolat, ou autre chose, et je me serais servi du papier pour ramasser.

    La juge eut un léger haut-le-cœur, mais si elle préférait officier en cour d’assises pour juger des assassins à la tronçonneuse, elle n’avait qu’à demander sa mutation, ou attendre d’avoir les points de carrière qu’il faut.

–   Vous êtes censée avoir un sac sur vous. Et si votre chien fait ses besoins ailleurs que devant une boulangerie ? Oui, Maître ?

–   La loi n’indique pas dans quel délai il faut ramasser la déjection, ni à quelle distance on doit rester avant de le faire.

–   Certes, Maître, mais reconnaissez qu’il y a présomption.

–   Seulement présomption, et eu égard au décès du chien, je demande la relaxe de ma cliente.

–   La police ne peut pas filer les propriétaires de chien pendant des heures, elle a déjà assez à faire avec les dealers, qui souvent d’ailleurs ont des pitbulls.

–   J’en ai plein en bas de chez moi, des dealers, ils ont tous des pitbulls, et je peux vous dire qu’ils ne ramassent jamais. Et les crottes que laissent leurs klebs sont d’un autre calibre que celles de mon pauvre Albert.

    En disant cela, l’accusée veuve du chien scatogène rééclata en resanglots. La juge redévisagea ses acolytes puis remonta ses lunettes comme pour redonner un peu de dignité à l’institution qu’elle représentait. Certes les dealers à pitbulls ne sont jamais verbalisés pour déjections canines mais ce n’est pas une raison pour ne pas poursuivre les gens honnêtes. Le procès flottait, il fallait conclure. La magistrate se tourna vers le substitut qui jusque-là ne faisait que digérer son déjeuner sans faire de bruit.

–   La défense n’a rien à ajouter ? La parole est donc au ministère public.

    Le représentant de l’Etat chargé de faire respecter l’intérêt de la collectivité et la praticabilité des trottoirs se leva majestueusement, se racla la gorge gravement et décoinça sa robe de dessous le pied de sa chaise rageusement.

–   Madame la Présidente, les faits sont établis, je demande sur la base de l’article R632-1 du Code Pénal la condamnation de l’accusée à l’amende de 35 euros.

    L’accusateur se rassit en écartant bien les plis de la robe des pieds de la chaise. Il faisait penser à un figurant de théâtre de boulevard qui en tout et pour tout de toute la pièce ouvre une porte, dit « Madame est servie », referme la porte et disparaît jusqu’au salut des acteurs. Mais souvent ces gens jouent plusieurs rôles, donc si je revoyais en sortant le substitut en train de laver les carreaux du hall d’entrée, je ne serais pas étonné.

–   Merci, Monsieur le Substitut. La parole est à la défense.

    Le grand baveux, dont la présence dans une telle affaire était toujours un mystère autant qu’un divertissement, s’éloigna de quelques pas de la chaire de la juge en lui tournant le dos, puis soudain virevolta pour à nouveau lui faire face en prenant une pose les deux bras en avant à montrer ses paumes à la dame sur l’estrade. Rien dans les mains, et il va sans doute faire apparaître un lapin.

–   Que dire ? Madame la Présidente….

    C’est précisément la question à laquelle tu dois répondre, noir benêt, mais tu as raison de commencer comme ça, poser les questions à haute voix ça aide. On était au théâtre, vous disais-je, dans un huis clos tragi-comique costumé. Les robes des avocats servent à masquer leurs différences de richesse, afin que les juges ne soient pas influencés par les vêtements. Ainsi l’avocat mondain millionnaire mouleur de manifestes moraux dans Le Monde qui aide les groupes pétroliers à enfumer les victimes de leurs dégâts et le plaideur de crottes de chiens au tribunal de police partent-ils à égalité. Sauf que la robe ne masque pas les différences de morphologie. Autant le substitut était gras, autant l’avocat paraissait maigre sous les plis flottants de sa robe. Mais de nos jours l’embonpoint n’est plus signe de richesse ni la cachexie de pauvreté, l’homme de loi devait bien réussir à manger à sa faim tous les jours malgré le niveau des affaires plaidées. L’avocat interrompit mes réflexions en mettant fin à son silence calculé au bout de cinq secondes environ.

–   Que dire, madame la Présidente, si ce n’est que cette affaire est une injustice évidente. Car enfin ma cliente est doublement punie. Elle est verbalisée par une patrouille de police, alors qu’elle allait ramasser, comme la loi l’y oblige, avec un papier de fortune certes, mais elle s’apprêtait à le faire. Et la semaine suivante, ce chien qui lui causait déjà tant de souci meurt. Or de quoi est-il mort, Madame la Présidente ? Nous le savons maintenant. Il est mort d’une occlusion intestinale. Qui était due certainement au fait que sa maîtresse, consciente de ses devoirs de citoyenne, l’obligeait à se retenir au cours de sa promenade matinale, afin de lui permettre de trouver un sac, un papier, un tissu, une feuille d’arbre que sais-je, qui lui eût permis de se conformer à la loi….

    L’avocat de la défense continua son pathos pendant encore quelques minutes, bien que le contenu factuel en fût quasiment cerné dès les premières secondes. La logorrhée du maigre défenseur faisait écho à la sécheresse de fond comme de forme de l’accusateur bardé. La salle écoutait, les mouches volaient, la Justice passait. L’avocat alla se rasseoir, non sans avoir demandé pour la onzième fois la relaxe.

–   Merci, Maître. Malheureusement je ne puis donner suite à votre demande de relaxe. Mme Chomel est condamnée à une amende de 35 euros, mais comme il ne s’agit que d’une contravention de deuxième classe, il n’en sera pas fait mention sur le casier judiciaire. Madame, vous pouvez régler la somme immédiatement auprès de la greffière si vous le souhaitez, cela sera plus simple. Affaire suivante ! Monsieur Schklorvsk…, Schorovlosk…, Schklorowolfski.

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    Je portais ce nom depuis ma plus tendre enfance, c’est dire si j’avais l’habitude qu’on l’écorchât, voire qu’on l’écartelât et le hachât menu. Je me levai et m’avançai vers le comptoir du débit de justice tandis que l’équipe Chomel se concertait de deux airs dépités.

–   Vous, Monsieur, si vous êtes là, c’est pour un tapage.

–   Oui Madame.

  

La suite et le reste dans D’autres filles que la mienne.