Se prendre la tête

 

La mort est une surprise que fait l’inconcevable au concevable.

Tel quel ( Paul Valéry, 1941 ).

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    L’homme s’appelait Henri Languille, comme une anguille. Il dut sa célébrité au dernier jour de sa vie, plus précisément encore à la dernière minute. Car il fut guillotiné le 28 juin 1905, aux aurores et du côté d’Orléans, pour un meurtre crapuleux dont il avait d’abord accusé son frère. Ce n’était bien sûr pas suffisant pour lui valoir de survivre longtemps dans la mémoire collective. Mais un médecin, le docteur Gabriel Beaurieux, eut le privilège d’assister au tranchage en se tenant à proximité immédiate de la machine. Ayant pu observer la tête fraîchement coupée posée sur sa section dans une sorte de bassine au bas de la lunette, il honora la science et la conscience du compte-rendu de ce qu’il vit et fit. D’abord il constata un mouvement spasmodique des paupières pendant quelques secondes, ce qui lui sembla normal, à lui qui en avait vu mourir bien d’autres et de toutes sortes de manières. Puis les yeux de l’exécuté se fermèrent. Alors le médecin appela l’homme par son nom, de sa voix qu’on imagine forte autant que devait l’être son âme. Les yeux se rouvrirent et le regardèrent avec un éclat de lucidité impossible à confondre avec l’air vitreux d’un comateux. Puis l’homme ou ce qu’il en restait referma les paupières. Le docteur appela de nouveau, et de nouveau les yeux se rouvrirent et le fixèrent quelques secondes, mais alors les paupières ne se rabaissèrent que partiellement sur des pupilles devenues définitivement les trous noirs d’un mort. Cet échange singulier de regards qui en disent long dura selon le médecin une trentaine de secondes.

    Ou peut-être que toute cette histoire n’était qu’une légende urbaine ou campagnarde de plus, propagée par les abolitionnistes de l’époque ou les fâcheux de tous les temps, je n’en avais bien sûr aucune idée. Sauf que cela allait me travailler longtemps quand même. Dans mes moments de demi-sommeil de sieste de chaude après-midi d’été, dans mes éveils pénibles au milieu de la nuit après avoir passé la soirée à boire, dans tous les instants ou le hic et nunc de mon être me laissait quelque répit, j’étais la tête de Languille. J’imaginais ce qu’il pouvait ressentir de sa terrible condition, lui qui avait dû songer à cet instant tout le long des mois précédents, avait vu la lame perchée haut devant lui dans l’aube blafarde, avait senti les liens de cuir le presser contre la planche à bascule, comment aurait-il pu ignorer dans ses dernières secondes de vie qu’il n’était plus qu’une tête séparée de son corps ? Un jour même, je tombai comme un imbécile de mon vélo à cause d’une bordure de trottoir glissante de crasse parisienne. En me relevant tout contusionné, je repensai à ma chute cul par-dessus tête et sans le plus petit début de perception claire de l’événement au moment où il se produisait. Et je me dis qu’un guillotiné devait percevoir à peu près la même chose puisque, les organes de l’équilibre étant situés dans les oreilles, il devait interpréter la chute de sa tête comme la chute de son corps en entier, comme dans l’épouvantable tableau du peintre belge Antoine Wiertz intitulé Dernières pensées et visions d’une tête coupée. Mais peut-être avait-il déjà oublié sa condamnation à mort et se disait-il qu’il se relèverait de sa chute quand il aurait repris ses esprits, alors que le corps qui l’avait nourri, réjoui ou meurtri gisait déjà dans un grand panier en osier à un mètre derrière lui.

    Tout cela ne devait pas m’empêcher de vivre, me disais-je entre deux bouffées de spleen macabre, sauf que c’était plus facile à dire qu’à faire. Les difficultés matérielles et morales s’enchaînaient comme un collier de nouilles, se tirant et s’intriquant les unes les autres dans une complication collante. Heureusement que j’avais mes passions pour m’occuper l’âme.

    Je donnais depuis deux décennies dans les arts martiaux. En gros j’avais tout essayé. Fait un grand tour du monde des appellations exotiques en commençant par le Japon et ses judo, karaté-do, aïkido, poursuivi en Asie par les taekwondo et viet vo dao, la rime en do signifiant dans tous les cas la voie, avais chinoisé dans le shaolin et le wushu, visité quelques sectes et chapelles de ces différents arts, replongé dans la Russie de la Guerre Froide en samoz et systema, m’étais frotté avec de la caillera des faubourgs en séance de mixed martial arts avant de manger quelques falafels avec des nazillons à kippa adeptes de krav-maga. Tout cela remplit mon temps ainsi que la boîte à chaussures où je conservais toutes mes feuilles de soins de la Sécu. Incidemment la lassitude finit par faire le tri du banal et de l’essentiel. Le souffle, l’équilibre, le mental, le respect, soit. Mais qu’en était-il de la violence, de la haine, de la sournoiserie et de tout ce qui fait que nous sommes fondamentalement les adversaires de nos semblables ? Les MMA et leur principe de baston débridée pouvaient à la rigueur s’approcher de ce principe de brutalité de l’existence sauf que, même dans les combats les plus sanglants, entre mastodontes musculeux s’étripant dans une cage au milieu d’une foule hurlante, les doigts dans les yeux, arrachages d’oreilles et coups de genoux dans les génitoires restent interdits alors que dans la vraie vie rien ne l’est. Et puis hors des rings, l’affrontement se fait avec des armes, des couteaux et des pistolets dans la rue, de l’argent, des lois et des mensonges partout ailleurs. Même que la technologie moderne a pour toujours surclassé le riche bestiaire des arts martiaux traditionnels ou plus récents. N’importe quel petit bout de bonne femme équipée d’un choqueur électrique anéantit n’importe quel dix-huitième dan en tout. Et n’importe quel petit chefaillon écrase ses subalternes avec juste un peu de mauvaise foi, ce qui m’était arrivé personnellement d’ailleurs.

    Donc après vingt ans sur les tatamis, je cherchais toujours l’essentiel et finis par le trouver. C’était japonais encore et cela s’appelait le iaido, prononcer y aille, l’art de dégainer le sabre. De prime abord cela me parut anecdotique et folklorique, voire même comique. Néanmoins je m’achetai un sabre, un vrai très beau avec son fourreau noir gravé de kanji sentencieux. Et je m’attelai à l’entraînement particulièrement fastidieux voire excessivement barbant, d’autant plus que je m’étais inscrit dans un club qui proposait ses cours tous les matins de 7 heures à 8 heures, car c’était selon eux la meilleure heure de la journée pour pratiquer, pardon recevoir l’enseignement.

    Les katas, exercices en solitaire, de la voie du iai commencent en général au sol en position à genoux, les fesses sur les talons, ou à moitié sur un pied et à moitié sur un genou, avec le sabre à la ceinture dans son fourreau. L’important dans cet instant est d’afficher un air d’ultime gravité et de calme céleste à la fois. Comme si l’on prenait le thé chez Madame Butterfly tout en sachant qu’elle allait bientôt se faire jigai, se trancher la carotide par désespoir amoureux. Soudain, d’affreux méchants à face jaune comme sortis de la série Zatoichi jaillissent de derrière les portes coulissantes pour vous assassiner. Alors on se lève tout en dégainant et on frappe d’estoc et de taille dans toutes les directions d’où jaillissent les méchants. Puis, insensible au carnage qu’on vient de faire, on rengaine et on se rassied.

    Peu à peu au fil des séances matinales, j’en venais à me demander pourquoi je ne trouvais pas tout cela ridicule. Après vingt ans de coups de pieds et de poings, de projections, de clés de bras et d’étranglements, j’aurais dû être un dur ricanant de cette chorégraphie guindée. Et un beau matin, en posant mon sabre devant moi sur le tatami pour saluer bien bas le maître conformément à l’étiquette, je compris ce que j’avais trouvé dans cet endroit et dans l’art qu’on y apprenait. Je n’avais trouvé rien moins que la vérité. La brutalité simple du réel, le sens de la vie et la beauté de la mort. Le samouraï et son sabre, qui tue et se sacrifie dans un code d’honneur résolument strict. La forme la plus épurée du conflit, loin au-dessus des empoignades et horions de toutes les autres disciplines dites martiales que j’avais pratiquées jusqu’alors.

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    Je poursuivais ainsi au rythme soutenu de trois cours par semaine, augmenté de nombreuses répétitions chez moi ou dans les Bois de Boulogne ou de Vincennes mais toujours à l’abri des regards profanes. Concrètement je coupais l’air en faisant des grands pfouitt.

  

La suite et le reste dans La Fin de l’âge du fer.