La Fin de l’âge du fer

 

L’âge du fer a commencé vers 1200 av. J.-C. en Anatolie. Il fallait donc bien qu’il se termine un jour.

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    Longtemps, j’ai rêvé de posséder l’arme absolue. Et un jour je l’ai inventée. Parfois, dans l’obscurité de ma chambre à coucher, je me disais que je l’avais inventée si vite que je n’avais pas eu le temps de me dire « Je suis le maître du monde ». Et, une demi-heure après le premier sommeil, la pensée que je l’étais devenu m’éveillait. Il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlaient mes livres d’Histoire d’enfant, en encore mieux : Napoléon poursuivant sa conquête triomphalement jusqu’à Vladivostok, Jules César apercevant la Montagne de la Table tout au bout de l’Afrique, Alexandre le Grand sur les plages de Normandie embarquant pour l’Amérique à la tête d’une flotte immense de bateaux de guerre. Heureusement, je pouvais soigner cette folie qui me guettait par la relecture infinie de la Recherche du temps perdu en un seul tome de sept centimètres d’épaisseur qui me veillait à mon chevet, élimé comme le bréviaire d’un vieux bedeau, et les quelques pages de Mozart en phrases me rendormaient de ma psychose, au moins soignaient-elles son symptôme le plus ennuyeux, l’insomnie.

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    Le gendarme Truchot songeait à la retraite tout au long de la routine de ses jours. Encore deux ans si tout allait bien et alors ces mêmes jours ne seront que jardinage, sarclages, binages et taillages de rosiers. Pour l’hiver il verrait ce qu’il ferait du matin au soir, des mots croisés sûrement, pour lutter contre le vieillissement cérébral comme ils le recommandent dans Notre Temps. En attendant, il labourait son chef-lieu à bord de la Ford Focus, faux-culs disaient les malveillants ennemis de l’ordre républicain, en compagnie des deux plus jeunes recrues de sa brigade, l’aîné au volant et le benjamin à l’arrière car la place du mort est réservée au vieux. Pendant deux ans encore et par le fait des répétitives rediffusions du Gendarme de Saint-Tropez le dimanche soir à la télé, ces blancs-becs nés longtemps après la mort de Louis de Funès l’appelleraient Cruchot, puis il y aura le pot de départ, une médaille sans doute, puis dès le lendemain il n’y aura plus que son épouse pour l’appeler Arthur, acht Uhr, huit heures, l’heure de ses cachets pour le cœur.

    Le jeune gendarme gara le paisible véhicule devant l’entreprise de menuiserie métallique Garin Frères, on était arrivés. Le patron, un Garin de la troisième génération, et l’ensemble du comité de direction attendaient sur le parking, car les carnets de commandes étaient au plus bas en ce moment et il n’y avait rien d’autre à faire. Ça tombait bien, les gendarmes non plus n’avaient rien d’autre à faire, on allait pouvoir tailler une bavette et peut-être prendre l’apéro sur le coup de midi avant d’entreprendre la rédaction du rapport l’après-midi et à la fin le classer sans suite en tapant sur la touche F8. A day in the life, four thousand holes in Blackburn, Lancashire.

–          Bonjour, brigadier.

–          Bonjour, monsieur Garin, vous allez bien ?

–          Comme un lundi.

–          L’économie, ça va pas fort en ce moment.

–          On fait avec.

–          On vous a embêtés ce week-end ?

–          Venez voir.

    Le groupe de costumes gris et d’uniformes bleus se dirigea vers l’extrémité du parking client, totalement vide puisque de clients il n’y avait pas.

–          Regardez, brigadier.

    Le brigadier regarda le bitume parcouru de lignes de peinture blanche délimitant les cases à voitures. Il vit que le revêtement fatiguait et que les lignes s’estompaient, et que même une touffe d’herbe pointait ses brins près de la clôture. Même pas de quoi faire un rapport de trois pages, il fallait juste que la famille Garin se paye un nouveau parking quand les affaires iront mieux.

–          Vous ne voyez rien ?

–          Je ne vois rien.

    Le PDG s’accroupit en désignant du doigt le bout d’un marquage. Truchot se pencha car ses genoux ne se pliaient plus. Il vit un clou planté dans le macadam.

–          Un clou ?

–          Un clou. Beaucoup de clous. Le long des lignes, et au milieu aussi.

    Comme la vue d’une première sauterelle nous habitue à sa forme et nous permet d’en voir beaucoup d’autres sur les branchettes derrière puis le nuage entier au loin, la vision du premier clou ouvrit les portes de la perception au brigadier Truchot. Il y avait une dizaine de clous identiques plantés au long et au milieu de la ligne de peinture, soit un tout les cinquante centimètres environ, émergeant tous de deux centimètres à peu près. Là où le trait rejoignait les autres traits pour former un +, la ligne de clous se divisait en trois branches qui se poursuivaient toujours au milieu de la peinture blanche, puis se ramifiaient encore à chaque nouvel embranchement. En plissant ses yeux presbytes, Truchot pouvait constater que tout le quadrillage blanc était planté de clous à intervalles très réguliers. Plus difficile à voir sur le fond noir et à deux ans de la retraite, les axes médians des cases aussi étaient plantés de clous, les mêmes aux mêmes distances. Le gendarme releva son regard pour le porter au loin. Un unique nuage ventru flottait dans un ciel de beau temps. On se demandait ce qu’il faisait là, il avait dû se perdre et en tout cas ce n’était pas lui qui allait faire de la pluie ou alors juste sur les têtes de trois malchanceux en fin d’après-midi. L’été était bien installé, les estivants allaient bientôt dévaler, une avant-dernière saison de pandore de pays de vacances allait enfin pouvoir commencer, on allait traquer une fois encore le cubi de rosé dans l’éthylotest, l’accouplement dans les fourrés et les pneus lisses jusqu’à ce que mort s’ensuive.

–          Vous avez déjà vu quelque chose de semblable, brigadier ?

–          Hein ? Pardon ? Oui ? Non, monsieur Garin. Vous croyez qu’il va pleuvoir ?

–          Sûrement, ça va péter avant ce soir. Sauf si le mistral se lève.

–          Le printemps a été pourri.

–          A tous les points de vue. Et l’été commence avec un fou qui me plante des clous sur mon parking.

–          Pourquoi aurait-il fait ça ? Pour crever les pneus ?

–          Il aurait mis les pointes en l’air.

–          On ne peut pas planter un clou avec la pointe en l’air.

–          Il existe des goujons à double pointe, c’est pour fabriquer des tonneaux. Mais on a perdu le marché au profit des Chinois, comme le reste.

    Le brigadier se pencha difficilement et saisit le clou que lui avait désigné Garin. Pour soulever une charge, il faut plier et déplier les genoux en gardant le dos droit. Comme cela était depuis longtemps exclu pour lui, Truchot tira prudemment en forçant avec les reins. Le clou s’extirpa sans difficulté du goudron pourri et se retrouva hissé en vedette américaine entre les yeux du fonctionnaire et de l’entrepreneur. Les regards de l’assistance convergèrent aussi, cela faisait comme un tableau de Rembrandt sous le ciel méridional, la leçon d’anatomie du docteur Tulp pouvait commencer avec à la place des ciseaux du disséqueur un clou de six centimètres à tête plate.

–          Qu’est-ce que ce clou a de particulier ? demanda le brigadier.

–          Rien, répondit le PDG.

–          Bien observé, monsieur Garin.

–          Que comptez-vous faire, brigadier ? Une expertise ADN ?

    Les choses ont un coût, monsieur le directeur, ce n’est pas à vous que je l’apprendrai, pensa le gendarme. On ne cherche de l’ADN sur des clous que si l’on retrouve ces derniers plantés dans un cadavre, pas dans un parking de PME. Les meurtres au pistolet à clous, ça doit exister dans les annales de la gendarmerie, les cloutages de bitume sans doute pas, c’est de l’inédit très anodin.

–          On va enregistrer votre déposition et prendre des photos, pour commencer.

–          Pour ma déposition ce sera vite fait, dit Garin. Les clous n’étaient pas là vendredi soir, ils étaient là ce matin.

–          Le gardien n’a rien entendu ?

–          Le gardien a pris sa retraite l’an dernier et n’a pas été remplacé, nous n’avons plus les moyens.

–          Vous vous connaissez des ennemis ?

–          Les Chinois.

–          C’est pas leur genre. Vous auriez trouvé des têtes coupées plantées sur des pieux à la place. Et sur le plan personnel ? Une maîtresse ? Un marabout ? De la magie noire ?

–          Ce n’est pas mon genre, brigadier Truchot.

–          Je disais ça juste pour faire avancer.

–          En avançant comme ça on n’ira nulle part.

–          Vous inquiétez pas, monsieur Garin, on va prendre des photos et rédiger un rapport. Et le week-end prochain on passera dans le coin en patrouille, des fois que l’artiste voudrait vous clouter le reste.

–          Que fait-on des clous ?

–          Vous avez besoin de ce parking ?

–          Pas pour le moment.

–          Alors je vous conseille de les laisser.

    Le brigadier fit prendre quelques photos par son adjoint Berlicot, quelques mesures au mètre-ruban par le stagiaire Beaupied, puis les trois se retrouvèrent dans la voiture sérigraphiée s’en retournant vers la gendarmerie de Bollène. De l’autre côté du canal de Donzère-Mondragon, les tours aéroréfrigérantes de l’usine atomique vapotaient doucement tandis qu’à l’avant-plan les cuves de béton des quatre réacteurs fermentaient innocemment leurs wagons de becquerels.

–          Berlicot ! Demi-tour !

–          Quoi, là tout de suite, brigadier ?

–          Gyrophare et demi-tour tout de suite, je me permets d’insister, Berlicot.

–          A vos ordres.

    L’immense avantage d’une voiture de flics est qu’on peut y faire les pires conneries routières sans que personne ne klaxonne. Même que le semi-remorque arrivant à 90 en face pila stoïquement. La voiture bleue repartit d’où elle venait et se regara devant les établissements Garin Frères quelques minutes plus tard.

–          Beaupied, vous prenez la valise nucléaire. Elle est dans le coffre.

–          Pourquoi voulez-vous la valise nucléaire ? demanda Berlicot.

–          Si on nous l’a donnée, c’est pour qu’elle serve.

    Les trois hommes en bleu, dont l’un portait une valise de taille moyenne en plastique renforcé noir, marchèrent à travers le parking maintenant désert en direction de la vingtaine d’emplacements qu’un inconnu avait zébrés d’alignements de plusieurs centaines de clous, comme s’il allait le week-end prochain tendre des fils de couleurs entre leurs têtes comme on faisait dans le temps à l’école en classe de travaux manuels, pour y représenter l’on ne savait quoi encore, ça dépendait bien sûr de la manière dont il disposerait les fils, peut-être un bateau à voiles, un moulin hollandais ou un aigle royal. A moins qu’il n’ait eu l’intention de mettre en contact d’obscurs êtres telluriques sommeillant sous le macadam avec les forces cosmiques qui sifflent au-dessus de nos têtes. Ou tout simplement avait-il voulu refaire les alignements de Carnac avec ses modestes moyens, certainement pour servir de repère à des extraterrestres mal équipés en moyens de navigation malgré les milliards de kilomètres parcourus. Les hypothèses se chassaient les unes les autres dans le cerveau de Truchot comme les pierres dans une partie de curling à suspense, s’expulsant ou se remettant en jeu entre chocs et lentes glissades. On allait vers le match nul.

–          Beaupied, sortez le compteur Geiger.

    Les unités de gendarmerie en poste aux environs des centrales nucléaires sont équipées de moyens de détection des rayons ionisants, on ne sait jamais ce qui peut arriver. Le stagiaire s’exécuta et alluma l’engin.

–          Pointez-le sur les clous.

    Ce qu’il fit, sur ceux bordant le premier emplacement. Résultat rien, le bruit caractéristique et anxiogène ne retentit pas, ces clous suspects n’étaient pas plus radioactifs que le slip de Toutânkhamon, ou à peine quelques décharges pour signaler la radioactivité de fond diffuse où nous baignons tous. Encore une pierre qui glisse hors de la cible et pas la peine de frotter avec les balais, elle ira bien assez loin toute seule.

–          Pourquoi voulez-vous que ces clous soient radioactifs, brigadier ? Ils viendraient d’Eurodif ?

–          Je ne leur veux rien, à ces clous, c’est eux qui me cherchent.

–          Ils m’ont l’air de plus en plus normaux. Je crois que j’ai les mêmes à la maison, je les ai achetés chez Castorama pour faire la niche du chien.

–          Et celui qui les a plantés me paraît de moins en moins normal, c’est là qu’est le problème.

–          On fait quoi, on en prélève un autre ? Puisque nous sommes là.

–          Prenez celui qui est après celui que j’ai enlevé. Prenez-le avec un gant de prélèvement et mettez-le dans un sachet.

–          On demande un ADN ?

–          Va falloir. Mais je suis pessimiste. Quand on bricole, on met des gants.

    Alors le mistral se leva sur le parking. En moins d’une minute ça soufflait déjà fort sur les polos à manches courtes. Pendant qu’un Berlicot en gants blancs arrachait délicatement la pointe désignée en se servant d’une petite pince, le brigadier et le gendarme stagiaire le regardaient faire en tournant le dos au vent du nord et aux graines de poussières et débris divers qu’il véhiculait. Le vent nous portera, la caresse et la mitraille et cette plaie qui nous tiraille etc…., et il fera beau jusqu’à ce soir. Et le vent emporta la casquette de Beaupied, qui était fluet et surmonté d’une petite tête, de sorte que même le plus petit modèle disponible en réserve tenait à peine sur son crâne. Le zéphyr balaya au ras du bitume le symbole d’autorité mais quelques mètres plus loin des clous opportunément l’arrêtèrent. Confus comme on peut l’être de tout à son âge, Beaupied partit chercher son insigne en prenant soin de bien enjamber les passages cloutés. Il se pencha pour ramasser, et son détecteur encore allumé en crépita rageusement.

–          Vous avez entendu ? hurla Truchot.

–          C’est violent par là-bas, ajouta Berlicot.

–          Beaupied, éloignez-vous de la zone tout de suite !

    Le jeune courut se réfugier auprès de son supérieur comme quand il jouait à ballon-prisonnier il n’y a pas si longtemps, non sans avoir ramassé sa casquette au passage.

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    La fabrication de l’arme fut un processus long et difficile si l’on remonte à ses balbutiements. Au début je voulais juste comprendre. Comprendre la matière, ce que c’était vraiment et comment cela pouvait exister.

 

La suite et le reste dans La Fin de l’âge du fer.