Retour en arrière

 

Un homme échoue dans un village perdu à la suite d’une panne de voiture. Il y rencontre le sombre passé de gens inconnus, et aussi un avenir heureux, le sien.

( ça fait un peu quatrième de couv’ de Marc Lévy, désolé je ferai mieux à l’occasion )

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    Il fallait bien qu’un jour elle me lâchât donc ce fut un samedi et ce fut en Lozère. Toutefois je pus me traîner à dix à l’heure jusqu’au village suivant où le destin avait placé sur ma route un garagiste et un hôtel. Sitôt arrivé, je laissai la voiture au garage et pris une chambre dans l’hôtel. Le gars du garage me dit qu’il n’avait pas la pièce vu que ce n’était plus un modèle très courant, évidemment, mais que son confrère de Mende avait la même dans sa casse et qu’il démonterait la pièce lundi pour l’envoyer par le bus du soir. Et à l’hôtel ce fut la fille de la patronne qui m’accueillit, treize ans, un appareil dentaire sur le devant et deux couettes sur les côtés, parce que sa mère était à Mende aussi, la mégalopole du coin donc, pour se faire arracher une dent et qu’elle ferait les papiers quand elle reviendrait. Ils avaient naturellement des chambres de libre vu l’endroit et vu le mois d’avril, je crois même qu’il n’y avait personne, et sur les conseils avisés de la jeune fille j’en choisis une donnant sur l’arrière avec vue sur un pré en pente, papier peint à grosses fleurs rouges, grand lit de bois sombre avec plumon rayé bleu-blanc, lavabo ancien et cabine de douche en plastique moderne tombée là comme une machine de téléportation dans la chambre à coucher d’Henri IV. Je pris une douche exiguë et ressortis explorer le village.

    J’étais dans la forme française du Far West. Pas de saloon, juste un bar-épicerie tenu par une petite vieille se couvrant doucement de poussière comme ses articles et ses bouteilles. Je lui achetai une tablette de Milka Noisettes, l’époussetai et la mangeai en marchant. Pas de broussailles roulantes dans les rues, les tumbleweed, juste les dernières feuilles mortes avant le retour du printemps forcément tardif à mille mètres d’altitude. Pas de desesperados mais sans doute quelques assistés sociaux fuyant le coût de la vie urbaine. On était bien à une des extrémités du monde, comme Ushuaïa au bas du cône américain, Kashgar au point le plus central de l’Asie, Tamanrasset tout au fond du grand bac à sable ou Antofagasta de la Sierra perdue sous le ciel des Andes argentines. Au moins il devait y avoir un sheriff, pardon une mairie, que je trouvai facilement grâce aux drapeaux tricolore et bleu étoilé qui y pendaient dans la froidure.

    La bicoque crépie de beige avait un panneau d’information à destination des gens tombés comme moi en panne dans les environs. Outre une carte touristique de la Lozère, il y avait les horaires des bus pour Mende, précisément deux par jour sauf le dimanche où il n’y en avait aucun, un arrêté municipal interdisant le stationnement devant la mairie ainsi qu’un avis de décès. En fait, j’étais à la recherche d’une idée de chose à faire dans cet endroit d’ici mardi et la réparation de ma voiture. Voire envisageais-je déjà que la guimbarde resterait en rade dans ce patelin et que je devrais alors rentrer sur Paris en bus par Mende puis train puis train puis train en passant par Clermont-Ferrand. Mais je savais au départ ce que je risquais à faire Montpellier-Paris par les petites routes du Massif central. Pourtant le choix ne manquait pas de logique. Car avec une Citroën CX 2200 Pallas année modèle 1978 qui ne saurait en aucun cas faire plus de quatre-vingts kilomètres dans une heure vu qu’elle en a déjà parcouru deux cent mille avant, l’autoroute aurait été pénible avec ses VRP hargneux et son péage non justifié par la vitesse, sans oublier les camionneurs saouls comme des Polonais et les rançonneurs à treuil. Et puis j’avais le temps et aussi l’envie de jeter un coup d’œil aux gorges du Tarn, que je n’avais jamais vues autrement qu’en photo, et peut-être même de faire un détour par Montboudif, village natal de Georges Pompidou.

    J’avais acheté cette voiture l’année d’avant en Allemagne. Grâce aux petites annonces du journal Bild, spécialiste de Fußball, Skandal et filles à poil à tétines pastillées et surtout meilleur site de voitures d’occasion du pays de Michael Schumacher, si ce dernier se souvient encore à quoi sert un volant. J’étais allé à Francfort en train pour le boulot, 126 euros par le Thalys, et en étais revenu dans cet achat coup de cœur, 2500 euros inklusive Mehrwertsteuer sans le plein. C’était totalement improvisé mais prévisible quand même. Parce que je nourrissais en moi et depuis toujours une inclination raide pour les années soixante-dix. Giscard et Georges Marchais en France, Helmut Schmidt et la bande à Baader en Allemagne, je dois à ces derniers mon choix de l’allemand deuxième langue au collège, la décennie encore heureuse mais déjà moins naïve que la précédente, avec ses objets et ses lubies, sa modernité obligatoire et ses chansons ringardes dès le premier jour de leur passage à la radio, Europe 1 ou RTL ou France Inter puisqu’il n’y avait guère d’autre canal de diffusion à l’époque.

    A la vue de l’annonce pour la CX et voyant que c’était dans la banlieue de Francfort, je me précipitai par l’U-Bahn ligne 2. Elle était sur le parking du concessionnaire à se morfondre depuis des semaines sous les cieux germaniques. Verte avec des sièges de cuir orange tout craquelé, tassée au plus bas de ses suspensions hydropneumatiques, requine avec un faux air de suppositoire à la chlorophylle. Sous l’œil goguenard d’un apprenti du garage, un Lehrling à la tête très teutonne, j’ouvris la portière dans un grincement de pont-levis de château-fort pour m’asseoir au volant.

    Tout de suite je sus que j’étais à la bonne place. Je mis les mains sur le volant, position dix heures dix et pouces à l’intérieur comme on m’a dit lors de ma première leçon d’auto-école. Du bout des quatre doigts de chaque main, je pouvais titiller toutes les commandes, tous les phares à droite, et les clignotants, klaxon et essuie-glace à gauche. Citroën est le véritable inventeur de la Play Station. Les concepteurs avaient pris le soin de rendre l’appel de phares et le klaxon particulièrement ergonomiques avec deux boutons légers sur les côtés, sous les majeurs, car l’automobiliste français manifeste beaucoup. Je klaxonnai d’une pichenette. L’apprenti sursauta pour aussitôt froncer le sourcil blond car l’Allemand ne klaxonne pas. Même quand il déboule en Panzer à travers les Ardennes, il ne klaxonne pas. J’ouvris la fenêtre pour parler au jeune et en même temps vérifier que les lève-glaces électriques fonctionnaient encore.

–          Darf ich den Wagen probieren ? demandai-je avec mon accent façon ligne de démarcation, juin 1942.

–          Natürlich, ich werde Sie begleiten répondit-il avec son accent rhénan.

    Bref, je voulus faire un tour et l’apprenti m’accompagna sur le siège passager. Nous partîmes par les petites rues du faubourg nord de la grande ville, dont l’une rapidement se transforma en route à travers champs.

    L’engin était poussif à souhait. De zéro à soixante en une minute environ et l’éternité pour dépasser le cent. Ça regimbait au feu vert, ça cognait au changement de vitesse, ça geignait dans les virages, ça beuglait dans les côtes, ça tergiversait au freinage. Mais l’essentiel était ailleurs. Dans la vie, la vérité est affaire de style et non de performances. La classe ne se chronomètre pas, elle s’impose sans combattre. Calé dans mon vieux cuir, les bras tendus sur le volant monobranche inimitable car breveté par Citroën, au milieu de la horde de tôles tudesques, j’étais celui qui avait raison. Je ne conduisais pas une voiture comme ceux de devant ou de derrière, je chevauchais une merveille. Au choix un aéroglisseur Bertin flottant sur son coussin, un sous-marin avec une vaste verrière comme chez le capitaine Nemo, une soucoupe volante avec son pupitre de commande de la planète Mars. Justement, le tableau de bord s’illuminait à la tombée du soir. La grosse moule entrebâillée me faisait des clins d’œil de tous ses voyants rouges, orange et verts. Le tachymètre et le compte-tours à tambour tournaient comme je leur disais de faire malgré l’âge de la mécanique et l’embarras de mon passager. Je sortais les clignotants aussi souvent que possible, changeait les phares à tout bout de champ et même reklaxonnait une fois à cause d’un lapin. Après une demi-heure de voyage dans les seventies, nous retournâmes à la base, c’était vendu. Papiere bitte ! puis je signais le chèque.

    Tout de suite après mon achat, je rentrai sur Paris en dix heures pauses comprises. J’étais heureux comme devait l’être celui qui acheta cette voiture neuve en 1978. Il ne me manquait que Michel Delpech sur l’autoradio, mais comme j’étais certain d’avoir encore un stock de cassettes vierges au fond d’une caisse, je me ferais un jeu dès mon arrivée avec aussi J’ai encore rêvé d’elle et Ne m’appelez plus jamais France à partir de fichiers MP3 trouvés sur Internet.

    Puis je ne me suis plus trop servi de cette voiture histoire de la ménager. Les vacances de Pâques dans l’Hérault étaient donc sa première grande sortie depuis son retour au pays natal, et voilà la raison de ma présence devant le panneau d’affichage de cette mairie du fin fond de nulle part. Punaisé à droite sur le liège, un petit prospectus que je n’avais pas remarqué plus tôt attira mon regard ô combien friand de quelque chose à découvrir. Le papier annonçait une brocante dans la salle des fêtes pour le dimanche 5 avril, quelle chance folle, ça allait être le lendemain. Avant de rentrer à l’hôtel, je repassai voir la vieille épicière, d’abord pour lui faire plaisir car j’étais son client inespéré de la journée, vu que tous vont au supermarché à Mende à 30 kilomètres, et ensuite pour lui acheter un paquet de Pépito en souvenir des pubs qui passaient à la télé de mon enfance et qui sont aujourd’hui jugées racistes. Je demandai aussi à la tenancière si elle avait du Tang, elle me répondit qu’elle n’en avait plus. Enfin je me mis au lit très tôt, vers les huit heures mais ce lit était finalement le meilleur endroit où être dans ce village. J’avais bien sûr pris de la voiture ma pile de bouquins emportés pour les vacances. Que des millésimes en septante, il me restait encore à finir Le Camp des Saints, bigre, Les Flamboyants, wouf, Le Méridien de Greenwich, mouaih, L’Imprécateur, wouarf. Mon ex me reprochait toujours cette habitude de lire plusieurs livres en même temps, elle y voyait sans doute comme une apologie déguisée de la polygamie. Au hasard j’attrapai l’invasion d’Indiens odorants et tirai la grosse couette jusqu’à mon oreille.

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    Comme j’avais lu très tard, je me réveillai tard aussi le lendemain dimanche. Au son d’un clocher tout proche qui rameutait trois vieilles du village pour dix heures et demie. Etait-ce mes lectures quelque peu datées, ou le long trajet en voiture, ou l’altitude, ou le lit profond, ou la pensée présente dans mon sommeil que se lever était inutile en un tel endroit, toujours était-il que j’avais dormi neuf heures. Quelques secondes après que les cloches se fussent tues, je me levai urgemment pour pisser. Pas de douche dans le tupperware car je sentais que ma vie sociale serait très limitée en ce jour donc je m’habillai de suite et sortis de l’hôtel en traversant la réception et une salle à manger absolument désertes. Au moins il faisait beau et on était à Pâques. Comme on était doublement dimanche, je fis un tour par l’église à cent mètres, juste pour visiter en profitant de ce que la boutique fût ouverte. C’était un petit bâtiment à grosses pierres de granit gris tirant sur le jaune, largement espacées dans un mortier plus clair. Il ne comportait que deux fenêtres étroites qui paraissaient être des meurtrières et sur le côté s’ouvrait une porte à voûte romane. L’on aurait dit une grange s’il n’y avait eu à un bout un clocher trapu avec ses abat-son et son toit pointu surmonté d’une croix qui devait aussi faire paratonnerre. J’entrai prudemment.

    Il y avait bien une vingtaine de personnes assemblées devant un curé africain tout de blanc vêtu et sous une nef de pierre nue du plus bel effet. On se serait cru dans une cave de jazz du Saint-Germain-des-Prés de la grande époque, hors l’ambiance. A l’invitation du MC, les gens se levèrent et se mirent à chanter avec leur papier à la main. Une majorité de femmes à voix chevrotante avec quelques ados en obligation de catéchisme qui ne chantaient pas. L’église était émouvante de beauté simple, j’y serais bien resté si j’avais été seul mais je préférai ressortir de peur de me faire remarquer.

    La salle des fêtes se trouvait juste à côté. La brocante avait déjà commencé concurremment à la messe. J’y pénétrai le cœur léger, absolument certain de ne rien acheter donc me réjouissant de me moquer des horreurs que j’y trouverais. Il y aurait du soc de charrue style Jules Grévy, du fer à cheval Second Empire, peut-être quelques chaises d’époque Vincent Auriol dans leur déclinaison locale.

    L’intérieur de la salle était bien achalandé de vieilles choses et de gens pas jeunes non plus. C’était d’un meilleur niveau que ce que mes railleries laissaient entrevoir. On remarquait surtout du mobilier, beaucoup d’armoires et buffets familiaux que l’on vend parce qu’il n’y a plus de famille ou pour acheter un grand écran plat avec l’argent, qui bien sûr finira à la décharge dans peu d’années. Un peu de vaisselle aussi, ce que l’on appelle de la dinanderie, des pots en étain, des lampes nid à poussière, quelques vieux livres dont je déchiffrais la couverture, des objets plus modernes aussi comme des jouets d’enfants trop vite grandis. C’est alors que je le vis, posé sur une table. Je le reconnus au premier regard que nous échangeâmes, de ses yeux noirs énormes aux miens tout écarquillés, au point que je dus me retenir de crier son nom au beau milieu des gens de ce village.

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    Akai 4000DS, sorti en 1975. Magnétophone à bobines de 18 centimètres et bande à quatre pistes. Façade en aluminium avec gros boutons de réglage, VU-mètres gauche et droite, entrées micros left right, marche forward, rec, rewind, sélection des pistes, low noise / wide range, compte-tours mécanique à quatre chiffres à gauche, power on / off sur la droite.

  

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