Les Nymphéas écarlates

 

Les goûts et les couleurs ne se discutent pas. Les goûts peuvent changer, les couleurs peuvent changer, donc gardons-nous de juger quiconque ou quoi que ce soit sur ces critères.

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    Marcel Charbonnier prenait son service tous les matins à 8 heures. Sauf le mardi bien sûr, jour de fermeture, et un autre jour de la semaine qui dépendait de quelle semaine on était. Cette fois-ci ce fut le lundi, donc Marcel rentrait de deux jours consécutifs de repos bien gagné qu’il avait passés chez sa sœur à Amiens. Il ouvrit la porte d’entrée avec sa clé personnelle, éteignit le système d’alarme et s’avança dans le hall d’accueil. Il ferma l’interrupteur principal, ce qui eut pour effet d’allumer toutes les lumières du lieu d’un coup. Marcel adorait cet instant, vestige de joie d’enfant découvrant les boutons de lumière et privilège du gardien-chef du musée de l’Orangerie, tout au bout à gauche du Jardin des Tuileries, à ne pas confondre avec celui du bout à droite qui est le musée du Jeu de Paume. Il disait toujours à ses neveux, comme pas plus tard qu’hier, qu’il y avait à Paris, se regardant de profil comme un dandy dans un miroir, un musée de l’Orangeade et un musée du Jus de Pomme. Cela n’étonnait guère les marmots car c’était bien tout ce que l’on pouvait célébrer à leur âge. Il entama sa tournée d’inspection de routine comme tous les matins où Dieu le fait travailler.

    Le musée est connu pour abriter les immenses Nymphéas de Claude Monet dans deux salles qui leur sont dédiées, aménagées après la Grande Guerre sur l’initiative de Clemenceau et de l’artiste. Le gardien-chef Charbonnier pénétra dans la première d’entre elles. Objectif le papier gras qui traînerait, la tache qui tacherait, le banc qui bancalerait, le dispositif qui dysfonctionnerait ou tout autre disgracieuseté. Mais le grand dépouillement de la salle rendait l’inspection facile, d’ailleurs il n’y avait rien. Le gardien pénétra dans la deuxième salle. C’était tout aussi impeccable, entre le blanc virginal du sol, les bancs d’un gris crayeux s’en détachant à peine, les murs de gypse et le tout surmonté de l’éclairage zénithal du plafond diaphane. Combiné au rouge vif des quatre grandes toiles concaves, cela faisait toujours le même effet saisissant. Marcel se dit qu’il ne manquait plus que du bleu pour faire le drapeau tricolore et ce serait très beau car on a le droit d’être fier des couleurs de son pays. Marcel ressortit de la salle 2.

    Cela faisait dix ans qu’il était gardien à l’Orangerie. C’est dire qu’il connaissait chaque tableau comme s’il l’avait peint lui-même. Il préférait les portraits. Les Nymphéas lui paraissaient surestimés, il s’amusait de voir ces flopées de Japonais se pâmant devant ce qui n’était que toujours la même mare d’eau bleue avec de vagues nénuphars à peine esquissés. Marcel repensa au drapeau bleu-blanc-rouge et se précipita dans la salle 2.

    Il n’était pas normal que les Nymphéas fussent rouges. Sinon ça s’appellerait les Coquelicots par exemple, ça existe aussi, plutôt chez Van Gogh mais chez Monet aussi. Les dessins n’avaient pas changé, Marcel reconnaissait bien les saules pleureurs au premier plan, leur ombre laissant doucement place au soleil sur les taches de lumière et de végétaux du monde flottant, sauf que tout était devenu rouge. Précisément les bleus très bleus étaient devenus très rouges, les verts étaient devenus orange, les cobalts carmin, les cyans fuchsia, les céruléens cerise. Comme si l’on avait déversé le sang de dix mille porcs dans la mare de Giverny, comme si la coutume espagnole appelée tomatina s’était déroulée chez Claude Monet pendant qu’il peignait, comme si un blessé qui se serait fait tatouer les tableaux avait été badigeonné de mercurochrome. Confronté à l’ampleur du phénomène, Marcel Charbonnier osa enjamber les câbles protégeant les toiles des doigts du public. De toute façon il en avait le droit puisqu’il était gardien-chef. Il colla son œil sur certains détails, effleura quelques rugosités, renifla, réfléchit. C’était sec et ça sentait ce que ça sentait d’habitude, bref tout était normal à part les couleurs. Marcel alla s’asseoir sur l’îlot de bancs central, qui avait quant à lui conservé son gris tristounet de salle d’attente de clinique.

    Ce qui était arrivé était grave voire fâcheux, bien sûr. Cela dénotait comme un manque de maîtrise dans la protection et la conservation des tableaux. Mais après le constat et son impuissance, il fallait tenter de penser froidement, et alors trois questions se posaient à Marcel. La première, qui se pose à tout fonctionnaire de façon générale, était de savoir si l’on allait pouvoir lui reprocher quelque chose. Son dernier jour de service avait été dimanche, il y a trois jours, où tout était normal. Puis il y avait eu lundi, où il était absent puisqu’il était chez sa sœur à Amiens mais où tout devait être normal aussi sinon on aurait forcément remarqué quelque chose, puis il y avait eu mardi, où personne n’a dû jeter un œil sur ces tableaux mais pour lequel il avait son alibi picard. Puis il était arrivé ce matin à l’heure et avait strictement respecté la procédure dévolue au gardien-chef. Donc de ce côté-là les choses semblaient bien assurées. La deuxième question était dans les tableaux eux-mêmes. En un mot, était-ce beau ? La réponse était sans aucun doute affirmative aux yeux (bleus) de Marcel, ça avait énormément d’allure mais évidemment il fallait aimer le rouge. La troisième question plus pressante était de déterminer ce qu’il convenait de faire dans les prochaines minutes, sachant aussi que le public arriverait à neuf heures. Téléphoner sans doute, mais à qui ?

    La perspective d’appeler des autorités théoriquement compétentes devenait décourageante lorsque Marcel pensait au détail de ce qu’il aurait à dire. La police ? « Allo ? Les Nymphéas sont devenus rouges ». Ça n’aurait pas d’autre résultat que de le faire ficher comme ivrogne matutinal par les bleus. Les pompiers ? Ils débouleraient dans leur camion rouge aussi car ils sont plus serviables, mais ensuite que feraient-ils ? De toute façon il n’y avait pas mort d’homme, ce n’était qu’une métamorphose de nénuphars, encore moins grave qu’un chat dans un arbre. Restait à appeler la chef, la directrice du musée, et c’était là que le bât blessait. Car cette haute dame détestait être dérangée par ses subalternes. Elle ne concevait son métier de conservatrice que comme une relation suivie avec ses supérieurs et de préférence la ministre elle-même, seuls susceptibles de faire avancer sa carrière alors que les inférieurs ne faisaient que lui rappeler qu’il y avait un travail à faire. Mais il allait falloir en passer par là quand même donc Marcel se dirigea vers le guichet du hall d’accueil où se trouvait un téléphone avec une liste de numéros scotchée derrière.

    Le téléphone domiciliaire de la conservatrice dut sonner une bonne vingtaine de fois. La question qui se pose à l’appelant dans ces cas est toujours la même, faut-il raccrocher quitte à ce que ce soit au moment précis où l’appelé dégoulinant de bain moussant tend la main vers le combiné ou faut-il insister encore davantage ?

–          Allo !

–          Madame Crémieux ?

–          Oui ! Qui êtes-vous ?

–          Charbonnier du musée.

–          Qui ça ?

–          Marcel Charbonnier, gardien-chef du musée de l’Orangerie.

–          Aaah ! Qu’est-ce qui vous prend de me déranger à cette heure-ci ? Vous ne voyez pas que je suis occupée ?

–          Excusez-moi mais je vous appelle parce qu’il y a un problème.

–          C’est vous qui avez un problème.

–          Euh, ce seraient plutôt les Nymphéas.

–          Qu’est-ce qu’ils ont, les Nymphéas ?

–          Ils ont attrapé la rougeole.

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    Charbonnier avait fortement sous-estimé l’effet décrédibilisant de ce trait d’humour. Il entendit la glotte de sa chef racler comme le chien d’un fusil qu’on arme.

–          Charbonnier, faites très attention. Vous étiez plutôt bien noté jusqu’à présent.

  

La suite et le reste dans La Fin de l’âge du fer.