Plus haut ensemble

 

Si haut que l’on soit placé, on n’est jamais assis que sur quelque chose.

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    Cet homme était partout. Dans les journaux économiques, styliques, ludiques, sur toutes les chaînes de télévision d’information en continu ou en fractionnaire, en tous lieux susceptibles d’accueillir sa gloire. Il possédait une entreprise du CAC 40 donc s’épanchait en analyses stratégiques, des chevaux donc donnait dans le commentaire hippique, un immense voilier donc conceptualisait dans le nautique, un journal donc ergotait sur le déontologique. Il aurait fait de la pétanque qu’il aurait été une star boulistique. Il avait autant de voitures de luxe que l’on peut avoir de petites cuillères, se faisait autant de femmes que l’on peut se faire de parties de flipper, écrivait des livres à un point que l’on devait imaginer un navire négrier suivant son yacht partout, recevait les hommes politiques à sa table comme Emmaüs reçoit les pauvres. Bref le mec qui énerve.

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    Le travail manuel intérimaire est une chose qui ne manque pas à Paris. Tout fout le camp hors de France, l’industrie, l’argent et le savoir, mais il faudra toujours des gens pour trimballer des caisses. Le déchargement d’un camion de victuailles livrant à une réception mondaine au Pré Catelan ne pourra jamais être délocalisé au Bangladesh. Quoi que si, il suffit de laisser entrer des Bangladeshis qui travailleront ici pour un salaire de Bangladeshi et y vivront comme des Bangladeshis. Ces réflexions vaines m’occupaient en même temps que de pédaler en plein Bois de Boulogne en direction de la porte Maillot. Il était cinq heures du matin, on avançait dans les fourrés, couverts de brunes. J’avais des ampoules dans les mains, un travelo prenait au loin, de la Quaalude. Pendant que je sifflotais du Michel Delpech, des transsexuels sud-américains me lançaient des signaux fatigués mais j’étais comme eux, j’avais passé ma nuit à travailler et ne pouvais guère plus répondre à leurs sollicitations, à supposer qu’en j’en eusse jamais l’envie dans un état de pleine forme. Nuit passée dans la soute d’une brillante soirée organisée par un club de réflexion rassemblant patronat et grand journalisme. Le sujet traité était la dureté des temps actuels, la crise quel avenir le chômage que pouvons-nous faire et cetera et cetera. J’en retiendrais pour ma part trente euros, au black, et un mal de dos certain à soulever des caisses de malbouffe de luxe, les étaler sur des buffets de lin blanc et de prodigalité morbide, et ranger le tout une fois les élites parties se coucher.

    Je repassais à l’agence d’intérim l’après-midi après une courte matinée de sommeil. Il y avait du taf pour trois jours plus tard. Grosse mission puisqu’il s’agissait de monter le décor de l’assemblée générale des actionnaires d’une grande entreprise du CAC 40, un bon client de l’agence, dans un immense hall de la Porte de Versailles aussi vaste que l’était le conglomérat. Au moins trois jours de travail à la file, c’était Byzance, je me sentais par avance rassasié comme ces serpents du désert qui mangent un rat tous les six mois et le digèrent pendant les trois mois suivants. Convocation pour le lundi d’après, j’allais pouvoir dépenser mes trente euros ce week-end et m’en réjouissais déjà.

    Lundi matin sept heures à la Porte de Versailles. Le chef de circonstance répartit les rôles donc j’allais m’occuper des chaises. Des milliers de chaises pliantes en plastique pour le parterre de la piétaille et de majestueux fauteuils enveloppants et pivotants pour les officiants de la cérémonie, dont un encore plus beau que tous les autres réservé au Pape de la Bourse, au PDG de munificence, au Prophète de la multiplication des coupons. Sauf qu’il pesait une tonne et n’avait pas de roulettes. Je l’allongeai difficilement sur un transpalette en veillant de ne pas l’égratigner, sinon j’étais viré, et le roulai ainsi en position couchée de son camion vers un magasin intermédiaire d’où je devrais le ressortir pour le hisser en position centrale sur l’immense estrade une fois que cette dernière aura été montée. Il était vaste et fat, ce fauteuil. Du cuir d’espèce en voie d’extinction bien sûr, du bois précieux dans les accoudoirs, un gros fût cylindrique en acier chromé descendant sur un piétement à cinq branches du même finissant en cinq coussinets de caoutchouc comme la patte d’un grand tigre. De voir ce trône ainsi couché devant moi m’affligea. L’individu qui l’occuperait dans deux jours avait encore fait la une des gazettes du week-end, que j’avais lues au café faute de pouvoir seulement en acheter une seule. Il venait d’offrir trois Ferrari à son fils aîné pour ses dix-huit ans car ce dernier n’avait pas su exprimer de préférence quant au modèle. Il sortait avec un mannequin qui en avait dix-neuf et lui concédait une Bentley avec chauffeur car elle n’avait pas son permis de conduire. Il déclarait au Figaro que les lois sociales françaises décourageaient les entrepreneurs. Il faisait visiter à Paris-Match le château qu’il avait acheté en Provence, où il pensait demeurer quelques jours chaque année pendant le festival d’Aix que son entreprise parrainait. Je poussai mon chariot à roulettes devant moi en contemplant le trou noir béant au pied du cylindre, qui était tel la bouche au centre d’une étoile de mer, prédatrice d’invertébrés comme moi.

    Une fois rangés les fauteuils de l’estrade, d’autres tâches en grand nombre m’attendaient que j’exécutai en pensant au vaste monde. J’achevai la journée fourbu et sans argent car je ne serais payé qu’à la fin puis rentrai chez moi sur mon vélo grincheux. En passant à la supérette discount, j’eus le plaisir de constater que j’avais encore dans mon porte-monnaie les 1,19 euros du prix de la boîte de raviolis la moins chère et en fis l’acquisition pour la dévorer froide dans mon gourbi et me coucher aussitôt après épuisé.

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    Le lendemain aux aurores, retour dans la grande halle pour la deuxième journée de notre travail. Un drame m’attendait. Le grand fauteuil du maître de cérémonie avait perdu un des coussinets de ses pieds.

  

La suite et le reste dans La Fin de l’âge du fer.