Le Moyen de transport le plus sûr du monde

 

Si vous voulez faire du sport, prenez les escaliers. Si vous voulez vous faire des souvenirs, prenez les ascenseurs.

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Le moyen de transport le plus sûr du monde est l’ascenseur. Et la phrase qui précède est bien entendu typique de ces phrases stupides dont notre époque raffole, d’autant plus typique qu’en plus elle doit être exacte. A l’origine de l’affirmation, il y a sans doute les fabricants d‘ascenseurs en personne. Puis ça se propage à travers les dîners en ville, conversations de machine à café et de nos jours réseaux sociaux et touittes, tous lieux et vecteurs avides de propos sentencieux. Mais une ânerie partagée reste une ânerie. Certes il y a beaucoup moins de crashes d’ascenseurs que de crashes d’avions et excessivement peu de collisions entre cabines par rapport aux accidents de voitures à des carrefours, sauf que le moyen de transport en question, s’il en est bien un stricto sensu, n’a qu’une portée très limitée. Car on n’ira jamais de Paris à New York ou en week-end en Normandie en ascenseur. Par contre il y a des personnes qui ont dû passer leur week-end bloquées dans un ascenseur. Elles ne figurent pas au compte des victimes du véhicule comme les passagers du vol Air France Rio-Paris de 2009 par exemple mais elles se méfieront dorénavant des ascenseurs quand même. Toutes ces réflexions à faible valeur ajoutée m’occupaient parfois l’esprit pendant mes propres montées et descentes car à l’époque je travaillais dans la tour Montparnasse, au 48e étage.

Ce jour-là, nous étions vendredi et je dus aller à la poste du rez-de-chaussée de la tour vers les quinze heures. Ma boîte devait absolument envoyer un recommandé à une autre boîte et il fallait que ça parte encore dans la semaine, pour des raisons de procédure et de sous dont le détail n’a guère à faire dans ce récit. Et comme notre secrétaire avait du travail jusqu’aux sourcils, ce fut moi qui m’y collai. Ma grosse enveloppe entre les mains, je me retrouvai donc sur le palier en marbre à attendre qu’une des portes en inox ne s’ouvrît, et ce fut celle de gauche. J’entrai, appuyai sur le bouton pour accélérer la fermeture et enfonçai celui incarnant le rez-de-chaussée. La descente s’amorça pour aussitôt s’interrompre au 47e, zut me dis-je, la cabine va faire l’omnibus et je n’aurais pas le temps de finir mes tâches avant six heures. La porte de l’étage s’ouvrit. Une jeune femme apparut.

Il y avait eu quelques années auparavant sur Internet une application qui connut un succès éphémère qui s’appelait Chatroulette, qui consistait à mettre en contact de manière aléatoire des internautes à travers leur web cam. Rapidement la chose s’était transformée en foire aux exhibitionnistes et son succès avait décliné. D’ailleurs on ne voyait pas ce que ça aurait pu devenir d’autre. La chose avait été créée par un jeune Russe dont on avait oublié le nom depuis. J’affirme ici que le véritable initiateur du concept fut Elisha Otis, inventeur de l’ascenseur.

Bien sûr que la jeune femme n’était pas nue. Elle était juste jolie et habillée comme le sont les femmes quand elles doivent bosser dans des bureaux, en chic et banal à la fois. Mais si la proximité physique empêche l’obscénité débridée permise par le Net, il y a toujours le choc de la découverte à l’ouverture des portes. Et si la vie ressemble si peu au scénario d’un film porno à petit budget, genre la fille qui se jette sur l’homme en arrachant ses vêtements, il y aura toujours l’érotisme extrême du possible, alors que tout seul devant son écran on n’a que de tristes certitudes. La fille entra dans la cabine sans que jamais son regard ne s’élevât au-dessus du niveau de mes genoux. Puis la porte se referma d’elle-même et la cabine reprit sa descente vers le plancher des vaches.

Quarante, trente, vingt, la cabine n’était plus demandée par personne aux étages inférieurs. Le destin nous avait réunis seuls dans notre besoin de rejoindre la rue à cet instant. Il faut dire qu’à trois heures de l’après-midi, cela n’avait rien de surprenant. Je regardais le côté droit du plafond, elle en regardait le côté gauche. Il nous restait quelques secondes de vie partagée, à un mètre l’un de l’autre par nos pieds et très loin par nos âmes. Et d’un coup d’un seul, la cabine s’arrêta, de manière un peu brusque c’est-à-dire pas comme quand elle vise un étage prévu à l’avance.

Le moyen le plus sûr du monde n’en est pas pour autant le moins stressant. Par exemple, Adolphe Hitler en avait horreur et les évitait quand il le pouvait. On n’y meurt pas, en général, mais l’endroit se prête bien au doute. C’était peut-être la raison pour laquelle Hitler les évitait. De toute façon, pour des gens bossant dans le haut de la tour Montparnasse, la question de pouvoir s’en passer ne se posait pas. Restait le doute qui nous assaillit, la fille du 47e et moi son voisin du dessus, dès les premières secondes d’immobilité de notre cage. Une minute environ s’écoula sans que nous ne réagissions, du moins en apparence.

Après ce temps de flottement au bout d’un câble, la fille poussa un petit râle, d’agacement certainement, et se s’approcha de la colonne des boutons pour en enfoncer le zéro à plusieurs coups répétés. Rien ne se produisit évidemment. Une deuxième minute plus tard, la brunette à tempérament appuya sur un autre bouton marqué d’une cloche de couleur rouge, censé symboliser l’appel et l’urgence. Sauf que pour un Asiatique, la forme d’une cloche n’évoque rien puisqu’ils ont des gongs à la place tandis que la couleur rouge symbolise le bonheur. Je me dis à cet instant qu’il faudra qu’un jour prochain je retourne à Shanghai visiter la tour de plus de 600 mètres qui vient d’y être construite et que j’observe quel bouton signifie l’appel d’urgence là-bas. Mais les ascenseurs ne doivent pas y tomber en panne. Puis je me dis que j’avais le don de tout le temps penser à des choses inutiles dans les moments où il fallait se sortir d’un mauvais pas. Ce n’est pas forcément une qualité et d’ailleurs la fille m’ignorait toujours, comme si elle m’avait calculé d’emblée comme n’étant pas l’homme de la situation.

Une troisième minute passa sans que l’appel d’urgence n’ait réagi le moins du monde. Alors ma co-prisonnière sortit son téléphone de son sac pour le contempler d’un air haineux. Pas de réseau, c’est un fait bien connu dans la tour Montparnasse, les ondes GSM ne franchissent pas l’âme en béton armé du gratte-ciel. Cela étant, il vaut mieux une tour où l’on ne peut pas téléphoner et qui tient debout plutôt que le contraire. Le souvenir sinistre me revint de la voix d’un gars appelant depuis les derniers étages du World Trade Center et hurlant Oh God au moment où il passe de vie à trépas par un court moment d’apesanteur. Donc il est des situations plus graves que la nôtre en ce moment me dis-je opportunément, et en plus les ascenseurs ne tombent jamais car il y a des freins automatiques, en principe. La fille rappuya sur la clochette rouge.

–          Ça ne répond pas ? dis-je pour dire quelque chose d’intelligent tout en manquant l’objectif.

–          Vous n’avez qu’à essayer à votre tour, me répondit-elle avec l’amabilité d’un douanier nord-coréen.

Ce que je fis d’un index rigidifié de mâle assurance. Une voix enregistrée se fit entendre.

Veuillez patienter, un correspondant va vous répondre. Veuillez patienter, un correspondant va vous répondre. Veuillez patienter, un correspondant va vous répondre.

Puis nous eûmes droit aux Quatre Saisons de Vivaldi comme de juste, l’Hiver et ses drames en monophonie grésillante pour bien plomber l’ambiance.

–          C’est bon, quelqu’un va nous prendre, il y en a pour cinq minutes.

–          Ils n’ont pas l’air pressés !

–          Vous l’êtes ?

–          Certainement !

–          Vous avez un rendez-vous ?

–          Je dois me marier à seize heures à la mairie du Treizième.

–          Voilà qui n’est pas banal. Mais si vous arrivez en retard, le marié ne vous en voudra pas.

–          Le marié non, mais l’adjoint au maire oui. La cérémonie risque d’être annulée.

–          Vous repasserez un autre jour. C’est moins grave que de rater le permis de conduire. J’ai dû le passer quatre fois, ça m’a pris trois ans. Et je ne me suis jamais marié.

–          Tout le monde veut se marier en juin ou en juillet. Donc ça risque de reporter d’au moins un mois.

–          True love waits.

–          Mon conjoint risque d’être expulsé entre-temps.

Elle venait de dire cette dernière phrase plus calmement que les précédentes. Le genre de femme qui se calme quand les choses deviennent graves, plutôt une qualité dans un océan de bruit.

–          Il est étranger ?

–          Non ! Il est du Périgord mais les Périgourdins n’ont pas le droit d’entrer dans Paris sans titre de séjour valable !

Et la future presque mariée redevenait hargneuse quand un inconnu disait des inepties. Bon, elle épousait un sans-papiers et le reste ne nous regardait pas, bien que cela m’intéressât quand même. Sa rage retrouvée lui fit presser toutes les touches de la colonne d’étages, sans résultat, nous étions toujours bloqués hors du monde.

Une bonne dizaine de minutes s’écoulèrent jusqu’à ce qu’un clampin se manifeste au bout du fil. Dans l’intervalle, ma coturne s’était adossée à la cloison faisant face aux boutons inopérants.

–          Allô ? fis-je plein d’espoir.

–          Service d’assistance ascenseurs, Jean-Marc à votre service.

Le type avait tous les accents de la Terre sauf ceux que peut avoir quelqu’un qui s’appellerait Jean-Marc.

–          Nous sommes bloqués dans un ascenseur.

–          Quel numéro ?

–          Le numéro de l’ascenseur ? Euh, c’est le 7-8-5-6-3-2-4-9.

–          Un instant je vous prie…. Vous êtes dans la tour Montparnasse, à Paris, France, c’est bien cela ?

–          C’est bien cela. Et nous voulions en sortir.

–          Un instant s’il vous plaît. J’active le télédiagnostic.

Parfois j’oublie le monde d’interconnexion totale où nous trempons sans plus guère de possibilité de nous en sortir. Tout est lisible de partout par qui peut ou veut accéder à l’information. Des types au Congo télédiagnostiquent des frigos en France. Un gars sur Internet a posté récemment une vidéo où il pirate une caméra de surveillance sur un plateau de bureaux à l’autre bout du monde, trouve le numéro du fax qui est à côté d’une des personnes filmées et envoie un fax au gars. Je me demandai fugacement s’il y avait une caméra dans cet ascenseur, derrière le miroir peut-être. L’ascensoriste africain me tira de mon cauchemar éveillé.

–          Ecoutez, je pense qu’il y a un court-circuit. Le système de sécurité s’est déclenché de manière intempestive. C’est lui qui vous bloque.

–          Vous ne pouvez pas réparer à distance, de là où vous êtes ?

–          Je ne peux pas, c’est physique. Il faut qu’un technicien intervienne sur place.

–          Il n’y en a aucun de permanence dans la tour ?

–          Il faut que quelqu’un descende dans la cabine. Le problème vient sûrement d’un câble électrique de la cabine. Non, il n’y a pas de technicien sur place. Je vais voir quelles équipes sont disponibles dans votre secteur.

Par votre secteur, il devait vouloir dire Europe Occidentale. Donc si le seul réparateur de libre était à Helsinki, on risquait d’attendre. C’est bien beau la mondialisation, c’est censé abolir les distances mais pas tout à fait quand même. Pendant cette intéressante conversation, la fille me regardait avec un peu moins de mépris mais sans pour autant exprimer du regard une fascination pour ma manière de traiter les problèmes. Le Congolais revint dans le petit haut-parleur.

–          Allô ? Oui, écoutez, non. Nos équipes de réparateurs sont toutes prises sur Paris pour le moment. Je leur ai signalé votre problème.

–          Et quand arriveront-elles ?

–          Comptez trois-quatre heures au plus tôt.

–          Quoi !

–          Nous faisons de notre mieux, monsieur.

–          Et votre mieux, c’est ça ?

–          Nos équipes spécialisées sont toutes prises. Il faut descendre dans la cabine par le toit, c’est compliqué. C’est un court-circuit dans le câble de contrôle du dispositif anti-chute. C’est lui qui bloque votre cabine et empêche aussi l’ouverture des portes. Le technicien va couper ce câble et l’on pourra ouvrir la porte, d’autant que vous n’êtes pas loin du palier du 5e étage. Vous étiez presque arrivé.

–          C’est pas possible qu’un truc pareil arrive à notre époque ! Et qu’il faille attendre des heures coincés !

–          Je suis désolé monsieur. Il y aurait bien une solution, si vous êtes vraiment pressés….

–          Je le suis. Nous le sommes.

–          Vous n’avez qu’à couper le câble vous-même. Vous avez des outils ?

–          La prochaine fois que je prendrai un de vos ascenseurs, je penserai à venir équipé.

–          Il faut percer la cloison et couper le câble. Le problème est connu.

–          Et où passe-t-il, ce foutu câble ?

–          Je consulte le plan de l’appareil.

Et le gars crut pertinent de nous remettre Vivaldi pendant sa recherche. Mon unique voisine se désolait de comprendre qu’elle n’était pas sortie de l’auberge et entrée à la mairie moins encore. La voix lointaine ressurgit.

–          Allô, vous êtes toujours là ? Le câble passe à exactement 72 centimètres du coin côté porte, derrière la paroi où se trouvent les boutons. Il court sur toute la hauteur donc il suffit de percer quelque part le long de la ligne verticale. La gaine est rouge. Vous coupez et alors vous pourrez ouvrir la porte, en forçant un peu. Je vous dis ça mais faites comme si je ne vous l’avais pas dit. Et rappelez-moi dans une heure ou deux pour savoir où ça en est. Bonne fin d’après-midi monsieur.

Le gars coupa la liaison dans sa joie d’avoir fait son boulot. Je dévisageai ma compagne d’infortune, décidément très jolie et encore davantage avec son air grave.

–          Le monsieur a dit trois-quatre heures.

–          Merde !

Faisait-elle un mariage d’amour ou un mariage blanc ? Sans savoir pourquoi, la question me tarabustait. Tomber amoureux d’une femme rencontrée le jour de son mariage, le sien ou le nôtre, est un vrai problème, plus peut-être une situation de roman qu’un cas de vie réelle, quoique cela se serait produit dans le temps entre un homme politique obscène et un animateur de télévision ringard. Mais comme on était partis, de mariage il n’y aurait pas, en tout cas pas aujourd’hui.

–          Qu’est-ce que cette histoire de câble dont vous avez parlé ? reprit-elle avec une légère note d’espoir.

–          Il y aurait un câble dans la cloison, par ici, et si on le coupe on pourra sortir.

–          Eh bien allons-y ! Qu’est-ce que vous attendez ?

–          La paroi m’a l’air solide et nous n’avons pas d’outils.

La fille se mit à fouiller son sac à main. Le genre de sac assez gros pour faire sac de courses en fin de journée. Il ne m’aurait pas étonné qu’elle en sortît une perceuse sans fil. Cela remua longtemps. Le plus simple aurait été de déverser le contenu sur le plancher mais il devait y avoir des choses inavouables donc cela prit plus de temps. A la fin de sa fouille, elle brandit un petit objet d’apparence dérisoire, qui d’ailleurs l’était, dans le cas d’espèce un coupe-ongles en métal brillant bien que néanmoins très cheap d’aspect.

–          J’ai ça ! Ça devrait aller ! Non ?

–          Ça risque de prendre plus de temps que d’attendre.

–          Ça coupe très bien.

–          Sûrement, mais ça n’a pas tout à fait la bonne forme pour faire un trou dans une planche en bois.

–          Ça vaut la peine d’essayer ! Où est-il exactement, ce câble ?

–          A 72 centimètres du coin là.

–          Vous avez de quoi mesurer ?

–          Bien sûr que non.

–          Il faut creuser au bon endroit.

–          Je ne vous le fais pas dire.

Et de refouiner dans son sac, certainement à la recherche d’un objet pouvant servir de mètre-étalon. A sa moue dubitative, j’inférai que rien ne l’inspirait. Elle finit par sortir un tube de déodorant en aérosol de marque Impulse et de senteur indéterminée.

–          Il suffit de regarder sur Internet quelle est la hauteur de ce tube. Et de s’en servir pour mesurer.

–          Nous n’avons pas Internet. Nous sommes dans un ascenseur de la tour Montparnasse.

–          Aaah zut ! Ça doit faire 15 centimètres, à peu près.

–          Un à peu près qui ne suffit pas. Pour espérer pouvoir couper le câble, il faut faire un trou juste au bon endroit. Si on tombe un ou deux centimètres à côté, on risque de ne pas pouvoir le faire.

–          Un billet de banque !

Elle sortit de son sac un porte-monnaie et de son porte-monnaie un billet de 20 tout froissé.

–          Ça a une taille précise ces machins-là. Je l’ai su.

–          Je l’ai su aussi et je ne le sais plus non plus.

–          Merde !

Ce mot appelle en général un silence à sa suite, que nous observâmes respectueusement. Comment mesurer 72 centimètres sans disposer d’aucun moyen de mesure, c’était une vraie colle et même le Manuel des Castors Juniors, qui pourtant avait réponse à tout, ne devait pas savoir. Cependant j’avais grandi depuis Donald et Picsou et à l’observation de la jeune femme il me vint une idée.

–          Excusez-moi de vous poser cette question, mais euh…. Vous faites combien en soutien-gorge ?

–          75 A.

–          Donc on peut se servir de ça pour mesurer. Il suffira d’enlever 3 centimètres. On voit à peu près ce que ça fait, trois centimètres.

–          Je n’ai pas mis de soutien-gorge aujourd’hui, désolée.

–          Y a pas de mal.

Nous restâmes encore quelques minutes à ne rien nous dire. La fille balançait de l’abattement à l’exaspération et de regards à sa montre en regards à la porte, aux boutons d’étages et à mon reflet dans le miroir.

–          On ne va pas rester là à attendre qu’on nous libère ! Vous n’avez rien sur vous qui puisse mesurer ces fichus 72 centimètres ? Votre ceinture pourrait servir ! Vous faites combien en tour de taille, puisque vous me demandez ma taille de soutif !

–          Je n’ai aucune idée de mon tour de taille.

–          C’est malin. Vous n’avez rien sur vous dont vous connaissiez la longueur ?

Un silence pesant suivit aussitôt cette question. La réponse était à la fois affirmative et très difficile  à placer dans une conversation avec une inconnue. Mais au point où j’en étais, je n’avais plus qu’à répondre.

–          J’ai 18 centimètres.

–          18 centimètres de quoi ?

–          Et 18 fois 4, ça fait exactement 72.

La demoiselle croyait monter dans un ascenseur il y a quelques minutes à peine. Dans l’ascenseur se trouvait un homme, rien de grave a priori. Qui n’était pas l’exhibitionniste en imperméable et bas de pantalons coupés attachés au-dessus des genoux par des élastiques, celui qui fait « Coucou la voilà » dans le folklore populaire, le Stan the Flasher ou le Pervers Pépère de la littérature. Qui était un homme bien mis de sa personne, le cadre burolier standard dont on n’attend rien de mal ni de bien. Et voilà que cet homme parvenait, certes par un concours de circonstances, à lui parler à son tour de la longueur de son sexe. Nulle part plus jamais elle n’échapperait au phallus, ce qu’elle venait d’ailleurs de comprendre.

–          Oh non…, fit-elle simplement.

–          Je n’ai que ça à vous proposer.

La jeune femme appuya une fois encore sur la touche zéro. Elle resta un moment le front appuyé sur l’aluminium des boutons de commandes, mirant au bout de son nez joli les petits trous de l’interphone, son seul contact dans l’instant avec des êtres autres que moi, et encore. Je crus deviner un léger soupir juste avant qu’elle se retournât.

–          Bon, d’accord.

Elle retroussa sa jupe mi-longue couleur jonquilles jusqu’un peu au-dessus du genou. Son bas droit, à moins qu’il ne se fût agi d’un collant, avait filé et ça ne se voyait pas de l’extérieur. Foutu pour foutu, elle en tira un fil d’une quarantaine de centimètres qu’elle cassa net pour ne pas y faire passer toute la pièce.

–          Vous prenez ça et vous mesurez vos 18 centimètres. Et vous vous retournez s’il vous plaît.

J’obéis. J’ouvris mon pantalon d’une main avec le fil de la fille dans l’autre. Le grand miroir qui tapissait le fond de l’ascenseur posait problème mais il me permettait de voir que la porteuse de bas s’était retournée aussi, face à la porte. Je me souvins que, quelques années en arrière, j’avais dû faire un spermogramme pour détecter une possible infection bactérienne de mes testicules. Une infirmière accorte m’avait tendu un verre à pied puis m’avait introduit dans un cabinet sans fenêtre pour me laisser effectuer le prélèvement tout seul. Ce fut laborieux au possible mais bien moins que dans le cas présent. Dans un ascenseur, la nana cabrée dans son dédain, devant ce miroir, le but n’étant pas juste de se pogner mais bien d’arriver à la longueur de référence voulue, tout cela sentait l’échec à plein nez.

–          C’est pour aujourd’hui ou pour demain ? finit par lancer la fille, j’ai un mariage à 16 heures.

–          Désolé, ça ne vient pas, on n’est pas des robots. Les 18 centimètres, c’est quand je suis au maximum et là j’en suis loin.

–          Vous n’êtes pas pédé, au moins ?

–          Non.

–          Okay.

Je vis dans le miroir que la fille s’était retournée.

–          Tournez-vous.

Pour la deuxième fois, elle m’ordonnait de me retourner donc je me retrouvai à nouveau face à elle avec pantalon et slip sur le haut des cuisses et attributs flapis en main. De son côté, elle souleva sa jupe pour en prendre le bord inférieur entre les dents. Elle était en collants, qu’elle abaissa ainsi qu’une culotte de coton blanc qui sommeillait en dessous.

–          Puisse ma chatte vous inspirer, débrouillez-vous, on ne va pas y passer la soirée.

Je l’ai peu décrite jusqu’à présent, car les détails des inconnues que l’on croise n’ont guère d’importance. Blondes, brunes, minces, rondes, plates ou mamelues, les femmes s’enchaînent dans notre champ de vision, créant une impression érotique globale où l’individualité s’estompe. Mais dès lors qu’une relation même fugace s’établit, genre « Pardon monsieur, est-ce que vous avez l’heure ? », j’en viens à m’intéresser à la personne. J’avais en particulier et depuis la puberté la perversité secrète, aux premières secondes de conversation avec une femme et même si ce sont aussi les dernières, d’imaginer l’aspect, la forme, la couleur et les dispositions de son sexe. Il y avait les rousses bien sûr, les blondes plus ou moins fausses, les un peu, beaucoup, passionnément brunes, les asiatiques, les extraverties et les discrètes, les chamelles et les biches. Et les rares fois où il m’avait été donné de vérifier mes supputations, je m’apercevais que je m’étais trompé. La corrélation minou-minois est très difficile à établir. Ce qui ne m’empêchait pas de continuer à imaginer les choses de plus belle. Dans le cas d’espèce, mon inconnue de l’ascenseur avait une pilosité à long poils en broussaille sur le haut du triangle, laissant la place en pointe à de grandes lèvres presque glabres et légèrement pigmentées d’où surgissaient deux petits feuillets roses, comme une gamine tirant le bout de sa langue. Encore raté, mais cet épisode n’avait aucune chance de me guérir de mon fantasme. Je sentis que mon érection progressait.

La fille regardait le plafond avec l’air d’attendre le bus un jour de grève. De mon côté, la situation me paraissait inconfortable. On s’excite dans la perspective réelle ou trompeuse de faire l’amour et non pour servir d’unité de mesure à une femme, fût-elle jolie et le pubis à l’air, juste désireuse de se marier avant la fermeture des bureaux de la mairie. Donc ça n’allait toujours pas. Je m’étais mesuré, à plusieurs reprises je dois dire, que les hommes qui ne l’ont jamais fait me jettent le premier mètre-ruban, toujours dans les meilleures circonstances possibles. Cela faisait, de la base au bout, sur la face antérieure, entre 17,9 et 18. J’en étais assez bêtement fier, car dans la presse on lit que la moyenne est plutôt en dessous. Encore faut-il les atteindre.

–          Vous en êtes où ?

–          Moyen.

–          Zut !

–          Si vous vous énervez, ça ne risque pas de s’arranger.

La jeune femme me regarda droit dans les œufs. J’en étais précisément à l’horizontale, donc à mi-chemin, inopérant et inutilisable dans le but présent. Elle regarda sa montre, regarda mon sexe, regarda à nouveau sa montre, remonta ses sous-vêtements et laissa retomber sa jupe.

Etait-ce à dire qu’elle avait renoncé à mesurer ces fameux 72 centimètres qui la séparaient de son mariage, ou qui séparaient son futur mari de la porte d’embarquement à Roissy ? C’était mal la connaître. Car elle s’était rhabillée pour pouvoir se mettre à genoux devant moi et prendre mon sexe dans sa bouche. Et les centimètres manquants furent atteints en quelques secondes. Alors elle se releva, me prit le fil de nylon de la main et l’appliqua sur le dessus en en délimitant un segment de ses deux pouces.

–          C’est comme ça que vous mesurez ?

–          Oui.

–          D’accord.

Aussitôt l’opération d’étalonnage faite, la brunette brandit la portion de fil dans le mince espace séparant ses yeux des miens. Entre ses mains et derrière le bout de nylon, son regard brillait de joie sincère. Mais ce vain intervalle, ce n’était déjà plus moi dans le pétillement de ses prunelles, ce n’était que le chemin le plus court pour me quitter, on n’est jamais que ce qu’on est et c’est bien peu de choses même si l’on se voit souvent plus grand.

Puis la fille prit la longueur entre ses doigts et la reporta quatre fois le long de la paroi de l’ascenseur, se servant des ongles de ses pouces comme marqueurs précis de position. Arrivée à l’endroit supposé du câble électrique, elle me demanda de lui passer le tube de rouge à lèvres dans son sac. Impoliment je fouillai. Je trouvai le petit bâton sous une boîte de préservatifs et le lui tendit. Elle marqua l’emplacement à creuser, à quelques centimètres au-dessus du plancher.

–          C’est parti, on va se relayer, conclut-elle.

Et elle se saisit de son coupe-ongles, en déploya la lime se terminant par une pointe et entreprit de creuser la cloison de bois en vrillant l’outil dans un sens et dans l’autre. Accroupie devant la tâche, elle poussait parfois de légers soupirs et régulièrement soufflait pour chasser les particules d’aggloméré que son travail produisait.

Au bout d’un bon quart d’heure de labeur, elle avait entamé le panneau d’un cône de trois millimètres de profondeur environ.

–          J’en peux plus ! A vous, commanda-t-elle.

Je ne me sentais pas en position de refuser, bien que moins pressé qu’elle. Je lui pris l’objet des mains et l’enfonçai dans le petit trou déjà formé pour continuer la tâche. Tourner un demi-tour à gauche puis un demi-tour à droite en observant les infimes poussières tomber de l’excavation pour se convaincre que ce que l’on faisait servait à quelque chose. Je bossai un quart d’heure aussi, jusqu’au point où il me sembla que le trou perçait.

–          Je crois qu’on a traversé le bois.

–          Génial ! A moi.

Ma toujours inconnue de prénom s’accroupit à nouveau. Elle releva sa jupe pour ne pas être gênée, ce qui laissait apparaître toute la longueur de ses cuisses jusqu’à l’amorce des fesses. Cette vision était érotique d’une façon générale sauf que dans la circonstance présente, mon rapport au désir était devenu compliqué. J’avais bien entendu remballé le matériel et refermé le pantalon mais n’en avais pas moins gardé un état de demi-érection assez inconfortable. Voilà pour l’organe proprement dit, quant à l’âme, c’était plus compliqué encore.

–          Je vois le câble ! Il est juste là ! Le gars a dit que la gaine était rouge, non ?

–          La gaine doit être rouge.

–          Donc c’est ça.

Je me penchai par-dessus la travailleuse. Elle avait les cheveux châtain sombre portés mi-longs avec une barrette dorée au centre, une touche de brushing et un parfum de shampoing à notes exotiques. Je me retins de lui caresser la tête, d’ailleurs elle se releva, radieuse.

–          C’est bon. Le câble est juste en face du trou, on a de la chance.

–          Votre mesure était précise.

–          Il faut le tirer pour le faire sortir et ensuite le couper.

Disant cela, ma châtaine leva les bras pour retirer la barrette de ses cheveux. La brandissant entre nos regards, elle l’ouvrit et dit :

–          Ça devrait marcher avec ça.

Elle se raccroupit pour enfoncer la chose dans le trou, farfouilla un peu pour enfin exploser de joie. Je jetai un œil. Une boucle du fameux câble rouge pendait hors de l’orifice.

–          Y a plus qu’à couper, avec le coupe-ongles.

–          A mon avis, ce câble est sous tension, rapport à ce qu’a dit le gars de l’interphone.

–          Ça pose problème ?

–          Si vous le coupez en tenant à main nue votre coupe-ongles métallique, oui.

–          Qu’est-ce qu’il faut faire alors ?

–          Le tenir avec un matériau isolant. Je peux le faire, si vous voulez. Il faut un bout de tissu, un mouchoir peut-être.

La fille refouilla encore dans son sac posé à terre. Elle fit cela en restant debout et en me tournant sa croupe jupée de jaune. Au point où on en était. Aussitôt elle réapparut avec un petit sachet à la main, qu’elle ouvrit.

–          Vania Maxi Confort. C’est ce qui absorbe le mieux.

Elle me tendit l’objet. Je le reniflai d’un air suspicieux.

–          Pourquoi reniflez-vous mes serviettes hygiéniques ?

–          Je me demande s’il y a un parfum. Si le coton est imprégné de parfum, ça peut faire conduction.

–          C’est le modèle sans parfum.

–          Ça devrait aller alors.

Je pris le coupe-ongles, l’entourai de la protection périodique et me penchai sur le câble. Si, après un embryon de fellation, je me prends un court-jus en guise d’orgasme, ma journée sera complète. Mais rien de tel ne se passa, le câble de cuivre fut sectionné en quelques secondes par l’acier. La cabine de l’ascenseur tressaillit et chuta de quelques centimètres.

–          J’ai cru qu’on allait tomber ! soupira la jeune mariée.

–          Il y a toujours un frein mécanique, qui intervient quand le frein électrique disjoncte, dis-je d’un air de faux expert.

–          C’est pas tout mais maintenant il faut sortir.

–          Il faut écarter les portes. Normalement elles ne sont plus bloquées.

La jeune femme planta ses ongles dans la fente des portes coulissantes afin d’amorcer un geste d’écartement. Dans les films avec Incredible Hulk ça marche, dans le cas présent ça ne marcha pas, les portes restèrent coites. Elle replongea dans son grand sac à main.

Cette fois-ci, elle en extirpa une pince à linge en bois de modèle très banal, qu’elle tordit pour en séparer les deux mâchoires. Cela fournissait le biseau qu’il nous fallait. Elle prit aussi son tube de déodorant bien en main et s’en servit pour marteler le petit coin de bois dans la fente des vantaux. Ces derniers s’écartèrent des quelques millimètres de l’épaisseur du coin.

–          Il faut autre chose pour écarter davantage, décréta-t-elle.

–          Pourquoi avez-vous une pince à linge dans votre sac ?

–          Ça ne vous regarde pas. Prenez-en une autre dans mon sac et enfoncez-là sous la mienne.

Comme elle tenait sa pince de peur qu’elle ne retombe, je dus encore une fois fouiller son sac à la recherche d’une autre pince à linge. Il y en avait cinq ou six jonchant le fond. J’ouvris la pince en grand pour l’enfoncer dans l’interstice des portes par le côté où l’on met habituellement les doigts, en me baissant pour passer sous les bras de la fille. Les panneaux d’inox s’écartèrent encore un peu plus.

–          Je tiens les deux pinces, à vous d’élargir avec les doigts maintenant.

Je pus effectivement introduire le bout des phalanges dans la fente. Avec un certain effort car ça résistait bien, j’ouvris les vantaux d’un bon mètre, à la manière de Samson écartant les colonnes du palais des Philistins. Au lieu de l’effondrement de la tour, nous constatâmes, l’inconnue et moi, que derrière la porte de la cabine il y avait la porte palière, toujours fermée.

–          Oh la barbe ! Il y a une autre porte !

–          Qui normalement s’ouvre avec la porte de la cabine en fonctionnement normal.

–          Et pourquoi ça ne s’est pas ouvert là ?

–          Parce que la cabine est un tout petit peu au-dessus de sa position d’arrêt normale. Ce qui a empêché les portes intérieures de débloquer puis d’entraîner les portes extérieures. Ouvrons totalement pour voir.

Nous ouvrîmes totalement les portes intérieures et j’examinai le mécanisme.

–          Voyez là, dis-je à ma compagne d’aventure, c’est ce crochet qui bloque et qui est ouvert par les portes de la cabine.

J’ouvris les crochets des deux côtés, à la base et au sommet des portes palières.

–          Réessayez avec votre pince à linge.

Elle enfonça sa pince. Les portes extérieures s’écartèrent à leur tour de quelques millimètres.

–          Yes ! Oui ! Oh oui ! Oh yes ! Oui !

–          Ecartez les jam… les portes encore un peu, que je puisse passer les doigts.

Ce qu’elle fit et ce que je fis. Nous étions soudain sur le palier, sans y croire tout à fait. La femme délivrée regarda sa montre.

–          15 heures 45, mon mariage est dans un quart d’heure, j’espère qu’ils vont m’attendre. C’est par où les escaliers ?

–          Par là je crois.

–          Attendez, non, vous êtes sûr, c’est pas par là ?

Finalement nous poussâmes une porte bleue qui nous mena au rez-de-chaussée, puis du rez-de-chaussée à la rue où je n’avais rien à faire avec mon enveloppe puisque le bureau de poste est dans la tour.

–          Faut que je file. Je prends le métro. C’est bon, c’est direct.

–          Bon voyage et bon mariage.

Et elle partit en courant vers la bouche toute proche.

**

Dans les jours suivants, je me mis à espérer la recroiser, sans succès. Le matin, je traînais sur le palier d’embarquement de la batterie d’ascenseurs, laissant passer les wagons jusqu’à ce que je tombe sur un collègue avec lequel j’étais bien obligé de monter. A midi ou le soir, je redescendais en espérant que ma cabine s’arrêterait au 47, avec aussi peu de chances de la voir qu’un joueur d’Euromillions qui a coché le 47 en a de gagner la cagnotte au tirage. Puis, peut-être une quinzaine de jours après l’incident, je rencontrai au restaurant inter-entreprises du soubassement de la tour une vague connaissance professionnelle, un gars avec qui j’avais travaillé dans le passé, dont je savais surtout qu’il travaillait dorénavant au 47. Nous poussâmes nos plateaux de concert et nous retrouvâmes naturellement attablés l’un en face de l’autre dans le vaste souterrain au design orange et aux néons chics. L’ennui était que ce type ne parlait que de boulot, donc je dus le tirer vers mon sujet désiré comme on doit écarter un molosse d’une femelle en tirant fortement sur la laisse. J’y arrivai avec peine.

–          Il y a des nouvelles à votre étage ? demandai-je un moment.

–          Tu veux dire des nanas ? Ouaih, rien de terrible.

–          Une châtain avec des cheveux mi-longs, de grands yeux, les pommettes hautes, je l’ai vue dans l’ascenseur l’autre jour.

–          Ah ouaih, celle qui s’est mariée ?

–          Euh… sûrement.

–          Elle a pris son congé pour son mariage, quatre jours, puis elle nous a envoyé sa dém et on ne l’a plus jamais revue. Elle était au début de sa période d’essai, elle faisait bien chier avec son mariage, donc c’est allé très vite.

–          Ah…. Elle s’appelait comment ?

–          Euh, Mélanie, Mélodie, Mélina, quelque chose dans ce genre.

Une page de ma vie se tourna à cet instant précis, dans un léger bruit de froissement, avec toutefois un marque-page portant la mention Mélodie, le prénom possible qui avait ma préférence.

Quelques mois plus tard encore, j’étais invité à un mariage. Je faisais partie du groupe de copains du marié qui plaisantaient dans leur coin sur la circonstance. L’un de nous, connu pour être fort en gueule, surtout en gueule, évoquait ce qui pour lui était le comble de l’exploit sportif du séducteur qu’il prétendait être. Séduire, c’est-à-dire posséder charnellement, une jeune mariée le jour même de ses noces, au nez et à la barbe du marié, du curé, du maire, des invités, dans un lieu et un instant qu’il fallait savoir choisir opportunément. L’alcool aidant et la déception depuis longtemps ravalée, j’osai me vanter d’avoir accompli une telle chose. Aux demandes pressantes de précisions qui m’assaillaient, j’opposai un principe ferme de confidentialité et de préservation de l’honneur de la femme en question. Toutefois j’indiquai que, loin d’avoir ruiné le mariage, je l’avais favorisé. Evidemment, personne ne me crut.

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