L’Etrange Affaire de la rue de Reuilly

 

Le voisin est un animal nuisible assez proche de l’homme.

Vivons heureux en attendant la mort ( Pierre Desproges, 1983 ).

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    Je ne me souviens plus quand j’ai décidé de tuer mon voisin. Cela s’est fait progressivement, de la pulsion à l’envie pressante, de l’idée au plan, du petit bricolage au dispositif final. Il y eut bien une sorte de déclic, celui de la gâchette du Luger P08 Parabellum que je trouvai il y a six mois dans un coffre au grenier de mon grand-père, dans sa ferme de la Haute-Vienne, lorsqu’il s’est agit avec mes cousins de faire l’inventaire de ce qu’il nous laissait. Enfants, nous jouions dans ce grenier mais heureusement que nous n’avons jamais trouvé le pistolet, nous en aurions sûrement conçu une bêtise, d’ailleurs il ne devait pas être à cet endroit alors. Je prétendis connaître un collectionneur qui me l’achèterait un bon prix donc ce fut moi qui le récupérais, tandis que mes cousins prirent les gravures à l’eau-forte illustrant des scènes bibliques, dont notre grand-père raffolait.

    L’arme devait dater de la Première Guerre Mondiale et avait dû appartenir à mon arrière-grand-père et père du grand-père, qui avait servi dans la police militaire pendant le grand conflit. J’ai à peine connu cet homme car il est mort au début des années 80, donc je n’ai que des souvenirs reconstitués à partir de photos de lui plastronnant aux murs de la ferme et de scènes racontées par ma mère et mon grand-père. C’était un monsieur lugubre et taiseux, et l’enfant que j’étais trouvait cela juste drôle. Ce n’est que bien plus tard, lorsque je me mis enfin à comprendre l’existence, que je compris ce qu’un vieil homme qui allait mourir pouvait éprouver. Il avait certainement tué des gens pendant la guerre, peut-être avec le Luger, des déserteurs ou des soldats devenus fous au fracas des bombes, et bientôt il allait rejoindre ceux qu’il avait tué, car il croyait en l’au-delà en dépit de ce qu’aura été sa vie sur Terre. Assis éternellement dans son fauteuil, il remuait les lèvres et marmonnait des choses inintelligibles. Mes cousins et moi nous nous fichions de lui, nous avions même une fois placé des pétards sous le fauteuil, qui l’avaient fait sursauter et nous avaient valu une rouste de ma mère. Il parlait à ses morts pour s’habituer à leur compagnie, il leur racontait comment était allé le monde après qu’il les ait tués, leur racontait sans doute le progrès, les fusées, la télévision et les automobiles. Si l’au-delà n’existe pas après la mort, au moins existe-t-il dans les années qui la précèdent.

    Je rentrai donc à Paris avec le Luger et quelques autres affaires du grand-père dont une montre-gousset en or 22 carats, l’élevage bovin ça eût payé comme disait l’autre. Ce n’était que pour y retrouver mon voisin d’immeuble et point focal de tous mes ressentiments. Nous étions un dimanche soir et lui-même revenait de vacances de ski, aux Menuires bien sûr, avec sa femme et ses deux enfants. A mon arrivée de la gare d’Austerlitz, l’entrée de l’immeuble était un dépotoir. Il devait y avoir dix-huit valises, deux paires de ski d’adulte et deux snowboards d’enfant, et un ballon de plage dont on pouvait se demander ce qu’il faisait là. Je fis un vague bonsoir en passant devant les boîtes aux lettres, enjambai leur sans-gêne étalé et montai au dixième par l’escalier car l’ascenseur leur serait réservé pour les deux prochaines heures. Heureusement je n’avais qu’un petit sac, mais il y avait un pistolet dedans.

    Ce n’était pas tant que ce voisin était haïssable, c’était juste qu’il m’énervait. Nous habitions un immeuble cossu construit dans les années 70, de 12 étages et situé dans le XIIème arrondissement. Un parallélépipède de béton blanc ceinturé de balcons filants à garde-corps en plastique orange translucide. Il y a exactement les mêmes à Acapulco, Benidorm, Grigny ou Le Chesnay, je parle des panneaux de plastique orange, tant l’orange est la couleur des années 70. Si dans un million d’années on en trouve dans une couche géologique on pourra dater précisément la couche, car en plus ces molécules vont tenir longtemps. Donc un immeuble d’une modernité un peu passée, habité par des gens tous inconnus de moi sauf mes voisins immédiats côté gauche en regardant vers l’extérieur. Ils étaient là les premiers, devaient y être depuis quelques années et nous fîmes connaissance à mon arrivée il y a deux ans. Précisément ce furent eux qui s’enquirent de moi dès qu’ils m’aperçurent au déboulé de ma camionnette de déménagement. En fait ils m’inspectaient, et deux semaines plus tard ils poussèrent l’examen jusqu’à m’inviter un soir à dîner. Je ne pouvais refuser bien que l’envie m’en ait pris. Le dîner fut mauvais, la conversation ennuyeuse et les enfants insupportables. Mais ce n’était pas du plaisir de vie sociale, ce n’était que de la collecte d’information. Ils s’inquiétaient surtout de ce que je fusse quelqu’un de bruyant, car les précédents occupants de mon appartement faisaient la bamboula tous les soirs. Je les assurais que non et appris de mon côté qu’ils étaient propriétaires de leur appartement alors que je n’étais que locataire, d’ailleurs ils me plaignaient car eux-mêmes avaient vu la valeur de leur bien doubler en dix ans alors que je devais payer un loyer exorbitant, qu’ils avaient 130 mètres carrés alors que je n’avais que 38, que lui travaillait dans la banque alors que je n’étais que misérable prof de physique. Je les quittai peu après 9 heures et me fis chauffer une boîte de raviolis de retour chez moi.

    Le bruit était effectivement un problème dans cet immeuble. Je m’en étais déjà aperçu mais ce fut éclatant le soir de ce dîner. Vers minuit le concert démarra. Après avoir débarrassé la table de leur repas sordide, couché les enfants et regardé la télé, ils se mirent tout naturellement au lit et monsieur entreprit d’honorer madame. L’amour n’est pas une chose laide en soi, mais c’est comme chanter ou écrire, ça dépend fortement de qui le fait. S’il fallait jouer cette scène de couple au cinéma, il faudrait prendre au casting Bernard Menez et Anémone, par exemple. Ils étaient mariés depuis assez longtemps, certes, mais quand on en vient à baiser comme ça, on divorce. Encore faudrait-il qu’il y ait quelqu’un pour le leur dire, une sorte de conseiller conjugal attitré avec plaque en bronze sur l’immeuble et qui assisterait à leurs ébats plutôt qu’un simple voisin comme moi. Ils ne pouvaient pas être conscients par eux-mêmes de l’anomalie, à moins qu’ils n’aient eu ce type d’activité séparément et avec autrui, auquel cas ils auraient pu comparer avec quelque chose d’à peu près normal. Bref et pour faire factuel, au son on aurait dit des acteurs mongoliens déclamant du Racine, c’était des onomatopées rauques récitées comme des alexandrins pompeux, des cris de chimpanzés échantillonnés au synthétiseur, le combat d’une hyène et d’un porcelet retranscrit musicalement par Pierre Boulez, et en plus on n’y croyait pas une minute, surtout pour la femme évidemment, d’ailleurs au crescendo final on n’entendait plus que l’homme.

    Cela durait une dizaine de minutes deux fois par semaine, le mardi et le samedi en général, mais seul le mardi posait problème car le samedi je sortais pêcher la donzelle en boîte. Lorsque, rarement, j’en ramenais une dans le filet, c’était toujours beaucoup moins bruyant et beaucoup plus tard dans la nuit. Est-ce que cela tenait à moi ou aux circonstances de la rencontre, ou à la personne rencontrée, c’était très difficile à dire et de toute façon cela ne durait jamais plus de quelques jours, je veux dire la relation toute entière et non l’acte sexuel seul. Donc depuis mon arrivée, le score des soirées où ils m’emmerdaient contre celles où je les emmerdais était comme celui d’une rencontre de rugby entre les All Blacks et le Liechtenstein, plutôt du 150 à 3 que le match nul.

    Au fil des mois le malaise s’installa. Il n’y avait pas que le bruit. Courtoisement j’aurais dû leur rendre l’invitation à dîner et je ne le fis pas. Il faut dire que je fais bien la cuisine, c’en est même une vocation ratée car, comme j’étais bon en math, on me fit faire des études plutôt que l’école hôtelière. Donc pour leur rendre avec justice ce qu’ils m’avaient donné, j’aurais dû puiser l’idée du repas non pas dans un de mes livres de cuisine mais dans la relecture de l’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne ou de Prisonnier de Mao de Jean Pasqualini. Peu importe, ce dîner-retour qui n’aura jamais lieu ne laissera aucun regret, juste reste-t-il comme l’acte notarié d’un mépris mutuel solide.

    Objectivement il n’y avait pas grand-chose. Mais le peu qu’il y avait suffisait, comme l’attraction très faible du Soleil et de la Lune suffisent à provoquer les marées, par conjonction d’une force et d’un mouvement, cela s’appelle une résonnance. Et lorsque la marée se combine à une dépression d’hiver bien creusée, c’est la catastrophe. Je croisais l’homme aux boîtes aux lettres, la femme dans la remise à vélos, où nous nous bredouillions une salutation froide, et les enfants dans le petit parc derrière l’immeuble où ils ne me disaient jamais bonjour. Ça restait à peu près poli, sauf avec les enfants qui ne l’étaient avec personne, mais ce n’était pas simplement un maintien de distance entre inconnus, c’était une vitre blindée entre gens qui ont acté de ne pas se fréquenter après avoir vaguement commencé de le faire.  Ces actes de répulsion molle ponctués de leurs copulations simiesques me les firent prendre en grippe pour de bon, surtout le mari. Je n’étais pas jaloux, ni de lui, bien payé mais à faire un boulot de con, ni d’elle, jolie femme mais forniquant comme une lavandière, ni de leur confort ni de leur suffisance, j’avais juste besoin de haïr et ils tombaient à point.

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    De là à tuer l’homme, il y avait un pas que donc je franchis le cœur léger.

  

La suite et le reste dans La Fin de l’âge du fer.