VHPFB 3

–          Si vous avez fait les cons, tant pis pour vous, excusez-moi de vous répéter les choses, monsieur le préfet.

–          Nous n’avons pas fait les cons. Si le ballon redescend, ce n’est pas de notre fait. Il a peut-être une fuite, tout simplement.

–          Votre Moi-Président ne retouchera pas terre vivant avant que vous n’ayez fait ce que je vous ai demandé, le marché était pourtant très simple.

–          Je vous prie de désactiver la mise à feu, nous allons régler le problème.

–          Vous avez trente secondes.

Le préfet pris son téléphone et rappela certainement le dernier numéro appelé. Il n’avait jusqu’à présent jamais téléphoné en ma présence, ce qu’il disait en haut lieu ne me regardant pas.

–          Allo ? Vous en êtes où ? dit-il simplement.

Un silence répondit. L’interlocuteur expliquait une chose et cette chose à son tour creusait trois grosses rides sur le front préfectoral puis fit sortir un cri guttural.

–          Alors arrêtez tout immédiatement ! Le ballon va exploser ! Ordonnez-lui d’arrêter tout de suite !

–          Dix secondes, monsieur le préfet.

Mon ballon descendait à cinq mètres par seconde. Il était impossible qu’un tel taux de chute puisse provenir d’un changement des conditions atmosphériques. Mais s’ils avaient percé l’enveloppe, comment pouvaient-ils reboucher le trou ? Pourtant, la vitesse de chute diminua puis s’annula et enfin le ballon remonta légèrement. J’avais un peu exagéré en disant qu’il restait dix secondes, en fait il restait près d’une minute mais je n’eus pas besoin d’envoyer mon mot de passe, le compte à rebours s’arrêta tout seul puisque l’altimètre du GPS avait cessé de descendre.

 
 

Mouloud se dit un instant qu’il était fichu. Si le commando réussissait à décrocher le Président, immanquablement le ballon reprendrait son ascension. Ils étaient à six mille, peut-être monterait-il jusqu’à huit mille et plus personne ne viendrait le chercher là-haut. Il y ferait encore plus froid et l’oxygène y serait encore plus rare. Il avait fait la connerie de sa vie. Le paysage était superbe, l’arc des Alpes entièrement visible avec ses nombreuses flaques blanches de hauteurs encore enneigées en cette journée claire de la fin d’avril. C’est beau à condition d’être assis dans un avion. Il avait fait la connerie de sa vie de ne pas lâcher les godasses du Président. Ils allaient le sauver et lui aurait droit à sa médaille posthume plus une petite pension pour sa veuve et ses quatre orphelins. Mouloud regarda le ballon en l’air, comme un futur pendu regarde le nœud coulant sous la potence. Il sentit une nouvelle secousse le long du câble et regarda sous ses pieds. Il vit le parachute jaune se redéployer. Mais le Président était toujours à sa place, toujours suspendu à son bras droit. Les deux autres militaires étaient plus bas sous leurs voiles rouge ou bleue, mais le Président était toujours là. Quand au Pilatus, il s’était volatilisé.

 
 

–          Vous avez fait quoi exactement ? demandai-je au préfet redevenu calme.

–          Rien de spécial, répondit ce dernier.

–          Le ballon a commencé à descendre puis il a cessé et maintenant il remonte. Je vous avoue que je n’aime pas ça.

–          Je vous avoue que je n’aime pas davantage ce que vous faites.

J’en vins à soupçonner qu’ils avaient piraté ma liaison avec le téléphone du ballon pour m’envoyer de fausses informations. Ou alors avaient-ils trouvé un moyen de tirer le Président vers le bas, en y accrochant un autre câble. Mais comment ? Un câble tiré par quoi ? Par un hélicoptère ? Tout cela paraissait invraisemblable, ces gens sont à surveiller. D’un autre côté, je n’étais pas très enthousiaste à la perspective de la réclusion à perpétuité qui n’aurait pas manqué de suivre l’explosion du ballon, même si c’est pour un avocat pénaliste une sorte d’apothéose, donc je devais plutôt me satisfaire de l’issue. Bon, revenons à notre affaire, la grâce du grand Francis.

–          Le président du Sénat examine votre demande. Il consulte.

–          Il consulte quoi ?

–          Le dernier avocat du condamné, c’est l’usage.

–          On s’en fout des avocats de Heaulme, on sait qu’il est coupable. La moitié des meurtres non élucidés en France à cette époque, c’était lui.

–          Là n’est pas la question monsieur, il faut sauver les apparences.

–          De quelles apparences parlez-vous ? Le président de la République est accroché à six mille mètres et il faut libérer Francis Heaulme pour le faire redescendre, un point c’est tout.

–          Les formes doivent être respectées.

–          Une grâce présidentielle ne peut être contestée par aucune institution.

–          Le président du Sénat ne comprend pas la raison de votre demande.

–          Et il ne la comprendra certainement jamais. Rappelez-lui juste qu’il était et redeviendra président du Sénat, qui est une institution qui ne sert à rien et qui donc peut s’accommoder de ne rien comprendre.

–          Laissez faire le cours des choses, maître.

–          Si c’est pour gagner du temps, le président vous remerciera plus tard. Peut-être a-t-il déjà perdu définitivement quelques doigts et quelques orteils. Comment s’appelait cet homme politique qui en avait quelques-uns en moins aussi, suite à une ascension dans l’Himalaya ?

–          Herzog. Maurice Herzog.

–          C’est cela. Ça n’empêche pas d’être président de la République. Juste qu’il ne pourra plus couper de rubans tricolores.

 
 

Mouloud n’avait pas compris pourquoi le commando parachutiste n’avait pas décroché le Président. Un incident technique de dernière minute sans doute et qui d’ailleurs l’arrangeait bien. Comme il avait gardé sur lui le téléphone du chef, il se dit qu’il pouvait toujours appeler le Premier Ministre pour aller aux nouvelles mais ça ne l’aiderait guère dans sa situation donc il s’en abstint et reprit son escalade vers la grosse boule d’hydrogène. S’ils ont du nouveau, ils appelleront.

 
 

–          Votre Moi-Président vient de passer en Suisse, monsieur le préfet.

Le préfet semblait être déjà au courant. En soi cela ne devait pas changer grand-chose, quoi que. Il avait dû y avoir une tentative de le faire redescendre, à l’aide d’hélicoptères certainement, ou de montgolfières mais ça m’étonnerait, et ce serait plus difficile à retenter au-dessus du territoire suisse, pays neutre et plutôt enclin à regarder passer les trains, les valises et les ballons sans intervenir. Une fois de plus je regrettais de ne pas avoir équipé mon engin d’une caméra prenant le passager de haut en bas, voire l’avoir installée sur le fil juste au-dessus de lui mais elle aurait pu gêner ou être abîmée au moment de l’extraction hors de la pelouse. Je devais donc me contenter d’imaginer la scène. Le gars pouvait ressembler à la Liberté éclairant le monde avec son bras tendu en l’air tenant non une torche mais un ballon stratosphérique. Tiens j’aurais dû mettre un puissant spot à l’intérieur du ballon, que ça aurait permis aux gens de le voir depuis le sol avec de bonnes jumelles et certains auraient même juré avoir vu un OVNI. Ou plutôt que la Statue de la Liberté, il devait avoir l’air d’un Playmobil tenant un ballon de fête foraine au bout d’une longue ficelle, contemplant le paysage anodin de la confédération hermétique, Mon-adversaire-c’est-la-finance, il n’a pas de nom pas de visage mais il a des coffres-forts que je suis en train de survoler sans que cela ne les dérange tellement. A cet instant de mon vol imaginaire, le préfet releva son rostre nasal de son téléphone, où il s’occupait à lire un texto.

–          Le président du Sénat veut bien signer la grâce mais il veut des garanties, me dit-il sobrement.

–          Des garanties de quoi ? interrogeai-je en retour.

–          Des garanties que le Président redescendra bien.

–          Il redescendra forcément un jour.

–          Il faut qu’il soit redescendu au moment où nous libérerons monsieur Heaulme.

–          Il n’atterrira qu’après que Francis et moi ayons décollé.

–          Il faut que vous déclenchiez la descente dès maintenant.

–          Je vous ai déjà expliqué qu’une fois que j’aurai ouvert la valve, je ne pourrai plus la refermer.

–          Combien de temps prendrait la descente alors ?

–          Trois heures environ. Plutôt quatre dès qu’il fera nuit.

–          Vous ne pouvez pas faire plus rapide ?

–          Si, deux minutes, ça s’appelle de la chute libre.

–          Okay, refit le préfet avant un long silence. Je donne votre numéro au président du Sénat, il va vous appeler.

 
 

Mouloud se dit qu’il devait rester moins d’une cinquantaine de mètres à parcourir. Mais il dut s’arrêter car la douleur dans les bras était trop forte. Ses mains lui faisaient très mal aussi car les deux cravates peu à peu s’étaient effilochées au contact du câble, la rouge du Président surtout. Le flic bloqua du mieux possible le nylon fin entre ses pieds en essayant d’éviter qu’il ne touche la plaie saignante que la grimpette lui avait faite sur la cheville droite. Sa chaussette poissait, ça devait pisser le sang en abondance mais il fallait subir la chose pour reposer les biceps cramés. Sous ses pieds de crucifié, les Alpes continuaient leur festival de taches blanches zébrées de pointes noires. Plus loin vers le sud, une grande canine s’élevait sur l’horizon. Mouloud reconnut, c’était le Cervin. Il se souvint alors du salon de son grand-père en Kabylie. Il y avait un poster à deux balles de cette montagne, scotché au mur miteux comme s’il devait être l’objet de décoration le plus important de la pièce, ce qu’en plus il était, comme un Van Gogh chez un riche. Ce grand-père voulait émigrer de ses petites Aurès froides pour s’installer en Suisse, pays qui à ses yeux incarnait le bonheur ultime. Finalement ce fut le fils qui partit à dix-huit ans pour échouer à Villiers-le-Bel, pays du bonheur relatif et théâtre d’une vie entière au Smic. Quand ils allaient le voir l’été en 504 Peugeot et en bateau, le grand-père, la grand-mère et leur poster à deux balles, ils devisaient au salon sur leurs vies respectives et parfois un coin du poster se détachait et lentement le papier glacé se vrillait jusqu’au point de tomber. Le petit Mouloud était le plus prompt à se précipiter pour le retenir de ses bras tendus bien droits au-dessus de sa tête pendant que les grands rescotchaient. L’année prochaine ils apporteraient du bon ruban adhésif double-face qu’on ne trouvait que dans les magasins de bricolage français et pas en Algérie. Mais l’année suivante le poster se détacherait de nouveau car le mur était vraiment trop pourri. C’était la première fois que Mouloud voyait cette montagne en vrai. Même vue de haut, elle avait l’air coriace à escalader, d’ailleurs des gens étaient morts en tentant la première, une histoire de corde qui s’était cassée, Mouloud avait lu l’histoire dans le Reader’s Digest que son père achetait pour que son fils apprenne à lire, pas comme lui-même qui déchiffrait à peine les étiquettes sur les casiers à tôles de l’usine d’Aulnay où il partait travailler tous les matins à cinq heures. L’usine a fermé, le Cervin est toujours là, le ballon aussi, que Mouloud regarda encore une fois avant de reprendre son ascension.

 
 

Bouché à l’émeri. Ce gars était bouché à l’émeri, ce qui ne l’avait pas empêché de devenir président du Sénat. Sans doute que ça avait dû l’aider, même. Le prestige et la rémunération d’un poste n’ont rien à voir avec le degré d’intelligence requis pour y travailler. De tels postes sont difficiles à obtenir, c’est la course du rat permanente pour y arriver, mais une fois dans la place n’importe quel imbécile fait l’affaire. Alors que des postes très subalternes requerraient des gens très intelligents pour que les choses fonctionnent. Je me suis souvent dit que c’était là le gros bug des sociétés humaines et aussi une des raisons principales pour lesquelles tout va si mal dans le vaste monde et en particulier dans les systèmes usés, fatigués, vieillis comme la France, car le mécanisme merdocratique amplifie naturellement ses causes au fil des ans. Bah, dans peu de temps tout cela sera derrière moi, juste fallait-il encore que je gérasse le couillon mais pas trop longtemps car je vais bientôt ne plus avoir de batterie, je savais que j’avais oublié un truc ce matin et c’était de recharger mon téléphone.

–          Je vous répète que je déclencherai la descente quand vous aurez libéré Francis Heaulme, dis-je sur le ton de Fernand Raynaud dans son sketch Le 22 à Asnières, vers la fin.

–          J’entends bien, mon cher monsieur, répondit le roi des sénateurs, mais comprenez que nous ne saurions agir sans garanties pour la vie de Monsieur le Président de la République.

–          Désolé, tant qu’il sera à plus de dix mètres du sol, vous n’aurez aucune garantie.

–          Mais je vous assure que nous allons libérer votre ami, ce n’est plus qu’une question de formalités.

–          Eh bien annoncez-le ! Je veux l’entendre sur les chaînes de télé ! Monsieur le préfet, je veux une télé ici dans cinq minutes !

–          Nous ne pouvons pas annoncer une telle décision inconsidérément, reprit le sénateur-chef.

–          Il n’y a pas de prise télé dans cette pièce, renchérit le préteur.

Je me dis un instant que ce duo me menait en bateau pour casser mes nerfs et surtout vider ma batterie. Mais je leur avais pourtant bien dit que si mon téléphone cessait d’émettre ses codes, leur Président descendrait en flammes tel le Hindenburg à Lakehurst en 1937. Sauf que sur le zeppelin à croix gammée, il y eut quand même des survivants vu que cela se passa tout près du sol, à cause d’une décharge d’électricité statique dans le mât d’amarrage, alors que dans le cas qui nous occupait, l’étincelle viendrait de mon ras-le-bol de ces connards.

–          Annonce télé avant seize heures pétantes et je renvoie l’ascenseur au rez-de-chaussée, vous avez le marché en mains, conclus-je sur un ton qui me sembla définitif.

 
 

Il devait rester vingt mètres. Mouloud voyait bien maintenant le boîtier suspendu juste à la base de l’enveloppe de mylar. Il lui semblait aussi qu’un tube transparent sortait du ballon pour entrer dans la boîte. Ce devait être le dispositif de mise à feu dont avait parlé le dircab’. Le flic se demanda ce qu’il ferait une fois arrivé. Arracher ce tuyau mais il faudrait d’abord comprendre avant d’agir. Une chose le frappait, c’était la forme du ballon. Il était parfaitement sphérique alors qu’au début de l’ascension il semblait plus allongé. La raison en était évidemment l’expansion du gaz contenu. Mouloud avait quand même fait un mastère de physique, au départ c’était pour devenir prof, mais le souvenir du sort que les sauvageons de Villiers-le-Bel et néanmoins copains de classe faisaient subir à leurs propres professeurs l’avait dissuadé d’embrasser un tel sacerdoce. Ce serait donc flic pour lui, la loi et l’ordre avant le savoir car sans les premiers le second est juste piétiné par la barbarie. Pour en revenir au savoir, Mouloud se dit que l’expansion du gaz avait été au moins d’un facteur deux, puisqu’ils étaient au moins à cinq mille mètres voire six mille. Donc il devait y avoir une valve pour permettre au gaz en excès de sortir, d’autant plus que le soleil avait provoqué une dilatation supplémentaire. Ou alors il n’y avait pas de valve et le ballon risquait d’éclater à tout moment. Ce qui reposait la question du pourquoi les fils de p… avaient fait ça. Mais s’ils avaient voulu tuer le Président, ils l’auraient déjà fait donc il y avait une valve et Mouloud allait l’ouvrir.

 
 

Le préfet me conduisit dans la cafétéria du commissariat. A notre arrivée dans la pièce glauque, il pria tous les présents d’aller jouer ailleurs. Des cognes en bleu, des bourgeois en beige et une femme de ménage à serpillière se gaussaient devant une belle télé plasma, d’un modèle tellement grand et luxueux qu’il n’avait pu qu’être confisqué à un dealer ou récupéré d’un butin de cambriolage non réclamé. L’écran affichait en son centre un couple de premiers communiants à la mine partagée de petits-enfants enterrant leur grand-père, ce doux mélange de tristesse et d’excitation. Sur les bords de l’image, on voyait plein de sous-écrans passant en boucle de petits films et tout en bas défilait du texte. C’était une chaîne d’informations en continu bien sûr, de celles qui présentent de manière de plus en plus riche un contenu toujours plus vide. Et le sujet du jour était évidemment l’envol du président de la République. J’inspectai les vidéos se jouant dans les inserts.

–          L’annonce sera faite dans quelques minutes, me dit le haut fonctionnaire.

–          C’est beau d’avoir une presse aux ordres, persiflai-je.

–          Ils ne sont pas aux ordres, ils mangent ce qu’on leur jette.

–          Ils doivent avoir faim depuis ce matin.

Histoire de permettre aux présentateurs d’aller pisser, un des inserts s’élargit à tout l’écran avec une voix cachée pour le commentaire. Pour ceux qui viendraient juste de nous rejoindre, rappelons le déroulement des événements dramatiques que vit la France et cetera. Ce matin à onze heures trente-huit très précisément, un individu dont le Président venait de serrer la main accrocha à son poignet un bracelet relié à un câble enterré. Sur l’écran on voyait le monarque et ses figurines avancer d’un pas satisfait. Osez Joséphine me chantai-je, et aujourd’hui Joséphine c’est moi. A l’autre extrémité du câble, à trois cents mètres environ derrière un immeuble, se trouvait un ballon qui décolla aussitôt, entraînant le président de la République. L’image était un peu confuse. Hélas on ne me voyait guère, masqué que j’étais par un des gardes du corps. Mais on voyait très bien le Président s’envoler par-dessus les barrières, comme un petit rat d’opéra lancé par un groupe de danseurs balèzes. Puis le caméraman officiel perdit le fil car cela se passait au milieu de la foule et derrière les barrières. Mais un témoin avait mis sur un site de vidéos la suite, que la chaîne d’info diffusait à son tour. C’était pris d’assez loin, sans doute de la fenêtre d’un des immeubles de l’éco-quartier, d’où l’on voyait une silhouette grassouillette s’élever au-dessus des arbres, genre Mary Poppins le parapluie en moins mais avec un type gesticulant accroché à son pied. Le ballon emporta le Président vers le ciel, ainsi qu’un agent de sa garde rapprochée. Comme ils n’avaient que ça à se mettre sous la dent pour meubler leur direct, les journalistes passaient les deux films de vingt secondes chacun en boucle. Car ensuite ils ne savaient pas ce qui s’était passé ni où se trouvait le ballon, les officiels ne communiquant pas sur le sujet et à moi ils ne me demandaient rien. Le préfet m’interrompit dans mon voyeurisme.

–          Ça y est, ils vont annoncer la grâce de monsieur Heaulme.

Le couple de communiants réapparut au centre de l’écran. La femme ouvrit la bouche pour lire un papier. On vient d’apprendre que l’attentat contre le président de la République a été revendiqué. La femme hésitait. Nous ne savons pas encore qui sont les auteurs mais nous savons qu’ils exigent…. La femme pinçait ses yeux pour mieux relire son texte. Le groupe exige…. Ecoutez, nous allons laisser passer une page de publicité et nous poursuivrons ce direct tout de suite après. Le réalisateur lança une pub pour une assurance obsèques en même temps que le préfet me lança un regard navré.

–          Ils n’annoncent rien du tout, vous vous payez ma figure, dis-je à l’uniforme.

–          Nous leur avons donné le communiqué, je ne comprends pas, répondit-il.

Avec le représentant de l’Etat, nous regardâmes attentivement les autres publicités. Un véhicule utilitaire américain pour plombier prospère, une compagnie aérienne française qui emmène ses passagers au ciel sans toujours les en ramener et une banque en ligne qui fait croire qu’on gagne au Loto en ouvrant un compte chez eux. Autour de nous, il n’y avait personne dans la piécette aveugle sentant l’ersatz de café et le minestrone de synthèse. Puis la nymphette débitrice de news revint à l’image, la mèche blonde remise et le soutien-gorge véhément remonté. Nous sommes maintenant en mesure de préciser les revendications des ravisseurs. Ils réclament la libération de … Francis Heaulme, et le président du Sénat vient d’annoncer à l’instant la grâce du tueur en série. Le préfet et moi poussâmes un cri de joie comme si notre équipe avait marqué un but. Aussitôt la chaîne enchaîna sur une biographie judiciaire complète de Francis Heaulme. Alors là je dis chapeau, être capable de sortir ce reportage en trois minutes chrono, c’est de l’organisation, ça veut dire qu’ils les ont vraiment toutes en stock les nécros, il faut dire que n’importe qui peut mourir à tout moment. Sans doute même qu’ils sont en train de peaufiner celle du Moi-Président, les moments marquants de sa carrière, son ascension suivie de sa chute, ses grandes heures de gloire planétaire et ses petites minutes d’adultérin post-coïtal, mais nous n’en étions pas encore à subir la diffusion de tout cela, Francis Heaulme d’abord.

–          Vous avez eu ce que vous vouliez, me dit le préfet au son des exploits du tueur débile, à vous de jouer maintenant.

–          J’amorce la descente, mais vous savez qu’à partir de maintenant, ce sera quitte ou double, répondis-je à peu près calmement.

De mon index gauche, j’ouvris la valve, mot de passe Pneumothoraxique.

 
 

A la base du ballon, la grande feuille de mylar s’enroulait autour d’un tube rigide d’une cinquantaine de centimètres de longueur par lequel s’était probablement fait le gonflage. Ce tube était à sa base fermé par un objet massif qui pouvait être une valve. Accroché sur le côté à mi-hauteur, la sorte de boîte à chaussures noire que Mouloud avait déjà remarquée d’en bas. Vue de près, elle ressemblait à ces boîtes de rangement en plastique qu’on peut acheter au rayon des fournitures de bureau. Sa fixation au tube de PVC était assurée par des colliers de plastique aussi, comme ceux qu’on utilise de nos jours pour entraver les poignets d’un suspect. Comme tous les Français sont suspects, la police en avait commandé un bon million mais il faut dire que l’objet est jetable. Les menottes métalliques du modèle de celles qui avaient embarqué le Président ne sont plus d’usage, elles appartenaient désormais à un passé révolu de polar de José Giovanni et d’autres. Et surtout, il y avait cet autre tuyau, souple et d’un diamètre plus petit, qui sortait d’un point du ballon proche de l’ancrage du câble pour entrer dans la boîte noire. Mouloud se hissa d’une dernière longueur pour atteindre de son bras tendu la base de la boîte.

Combien de temps avait duré son ascension ? L’officier de police libéra du câble une main poissée de sang pour attraper le téléphone du Président dans la poche de sa veste. Il était un peu plus de quatre heures de l’après-midi. L’incident avait eu lieu vers onze heures trente. Le lieutenant se souvenait avoir regardé brièvement sa montre lorsque le Président était descendu de l’estrade avant de plonger dans son bain de foule. Il était alors onze heures seize. Puis il n’avait plus consulté l’heure car il ne devait pas lâcher des yeux les badauds massés derrière les barrières, enfin il s’était peut-être écoulé un quart d’heure. Un moment, il avait entendu son chef à côté de lui appeler l’aéroport de Blagnac pour leur dire de préparer le décollage du Falcon sérigraphié bleu-blanc-rouge pour midi. Alors ils auraient rejoint Villacoublay en une petite heure, l’Elysée en moins de deux et à l’instant présent, Mouloud se promènerait dans le parc à attendre la prochaine sortie du maître. Comme on était jeudi, ce dernier serait probablement allé dîner chez sa maîtresse, pas l’officielle mais l’autre, enfin la nouvelle, l’à peine nubile mademoiselle C. ou D. ou G., on oubliait toujours son nom. Son nom mais pas son cul, du genre de ceux qui sont charnus dès l’adolescence, à consommer jeune donc, ce dont le Président ne se privait pas car il devait être de ces hommes qui aiment les grosses mais ne veulent pas qu’au lycée on les voie en compagnie de l’une d’elles, et qui nonobstant, l’âge et le pouvoir venant, finissent par se taper la même cinquante années plus tard, comme si on avait congelé la copine de classe rien que pour leurs vieux jours.

Zut, se dit alors Mouloud, pourquoi pensait-il à ces âneries alors qu’il y avait peut-être des choses plus urgentes à se dire ? Mais peut-être était-ce un réflexe de l’âme en vue de la survie du corps, le cerveau qui erre pour que les muscles se détendent et que la peau oublie le froid. Foin du roitelet et de ses galipettes, il fallait décider pour ce tuyau et c’était la première chose à faire. Le boîtier noir semblait impossible à ouvrir, le policier ne pourrait pas analyser son contenu donc il ne lui restait que l’hypothèse. Si ce n’était pas pour la destruction du ballon, ça pouvait servir à quoi d’autre ? Un manomètre pour contrôler la valve principale ? Mais si un dispositif créait une étincelle dans la boîte, comment pouvait-on être sûr que la flamme remonterait jusqu’à l’enveloppe ? En gagnant encore quelques centimètres, Mouloud put toucher le tuyau du bout d’un doigt. Il sentit qu’il y avait une substance gluante à la surface. Il renifla son doigt, c’était un hydrocarbure aromatique comme ceux qu’on trouve dans les allume-barbecue. Donc il y a dans la boîte quelque chose qui peut générer une étincelle, qui enflamme l’hydrogène qui ouvre une flamme que l’allume-barbecue conduit jusqu’au ballon. Et ça peut se déclencher à tout moment. Donc fallait-il arracher le tuyau ou fallait-il demander des ordres d’en bas ? Et que lui dirait-on s’il appelait ses chefs ? De toute façon on se fichait bien de son sort, personne n’avait appelé à part le directeur de cabinet, et encore une seule fois. Mouloud avait déjà sauvé la vie du Président, en empêchant par son poids le ballon de monter trop haut, et on avait déjà oublié de le remercier. Que pouvait-il se passer en bas, d’ailleurs ? Le gars qu’ils avaient choppé, que leur disait-il, que négociaient-ils ? Qui déclencherait la mise à feu, si toutefois elle n’était pas automatique et susceptible de se déclencher à la prochaine seconde ?

Foutaises, se dit Mouloud. Il étira sa colonne vertébrale autant qu’il put pour se saisir du tuyau à pleine main puis laissa son poids agir. Le petit tuyau de plastique souple s’arracha de la boîte noire pour s’en éloigner aussitôt et pendre à un bon mètre en se balançant gentiment.

 
 

Un hasard important, qui rendit l’opération possible et dont j’avais bien sûr tenu compte lors de la préparation de tout ceci, était que Francis Heaulme était incarcéré depuis peu au centre de détention de Muret, non loin de Toulouse.

–          Quand allez-vous le libérer ? demandai-je au représentant de la Loi.

–          Dans les prochains jours certainement, me répondit le préfet d’un ton avenant.

–          Vous plaisantez j’espère, rétorquai-je, il doit sortir avant que votre paquet n’atterrisse. Et c’est moi qui vais aller le chercher.

–          Vous savez où il est ?

–          Il est au Muret. Il a été gracié, il sort tout de suite.

–          Il est prévenu, au fait ?

–          Non, sauf s’il a la télé dans sa cellule.

–          Il vous connaît, au moins ?

–          Pas le moins du monde.

–          Qu’allez-vous lui dire ? Il va demander des explications.

–          Je ne crois pas que ce soit son genre.

–          Vous pensez qu’il va vous suivre ?

–          Je ne vois pas pourquoi il voudrait rester en prison.

–          Eh bien allons-y.

Très bien ce préfet me dis-je en lui emboîtant le pas. Nous sortîmes de la salle de pause, fûmes suivis dans le couloir par quelques flics puis allâmes tous d’un même pas jusqu’à la voiture de fonction du fonctionnaire garée dans une courette. Les poulets montèrent dans leurs tas de boue sérigraphiés ou sur leurs motos allemandes tandis que je montai dans la berline rutilante du préfet.

 
 

Le tuyau arraché, le risque d’une explosion imminente semblait écarté. Mouloud ne voyait pas d’autre système pouvant détruire le ballon. A l’intérieur de l’enveloppe transparente, on ne distinguait rien. Restait posé le problème de dégonfler la chose. Mettre une balle était trop risqué, avait dit l’autre, et de toute façon Mouloud avait perdu son flingue dans la mêlée précédant le décollage. Percer l’enveloppe comme il le pouvait, avec les dents s’il le fallait, mais comme le ballon était sous une légère surpression, il y avait la possibilité que la feuille mince ne se déchire complètement et n’entraîne la chute, la sienne surtout et celle du Président accessoirement. Restait le tube à la base, plus facile d’accès de surcroît.

Mouloud dut redescendre d’un demi-mètre pour inspecter l’ouverture inférieure de ce tube. Il se rendit compte au passage qu’il était au moins aussi difficile de descendre que de monter le long des fils de pêche, car il y avait le risque de perdre la prise des pieds. Ce qui arriva d’ailleurs, obligeant le policier à se soutenir à la seule force des bras pendant les trois secondes qu’il lui fallut pour réenrouler le câble autour de ses chevilles. Et un hurlement jaillit de ses biceps en feu, qui donc auraient lâché trois autres secondes plus tard. Mais il se rétablit à temps, laissa une minute passer pour permettre à son cœur de revenir de son pic à cent quatre-vingts battements par minute, puis jeta un œil de bas en haut dans l’ouverture circulaire.

Il avait bien affaire à une vanne. C’était bricolé, on voyait de grossières traces de collage ainsi que des coulures de plastique fondu autour, mais à l’intérieur du tube il y avait un clapet manifestement contrôlé par un petit bloc bleu qui devait être un servomoteur quart de tour, par un axe perçant le PVC. Du moteur sortaient deux fils électriques qui montaient au boîtier noir en spiralant autour du tube. Il y avait encore, autour de l’orifice, une couronne métallique fixée à ce dernier par une douzaine de boulons qui dépassaient à l’intérieur au point d’empêcher un adulte d’y introduire une main, par exemple pour tenter de forcer l’ouverture du clapet. A quoi pouvait bien servir cet objet ? se demanda le flic. A maintenir le ballon au sol le temps de son gonflage, se répondit-il aussitôt, d’ailleurs on voyait des traces sur le métal indiquant qu’une autre pièce métallique avait frotté. C’était logique, les terroristes sont des gens parfois ingénieux. Avant d’entrer au service de l’Elysée, Mouloud avait suivi des cours sur leur manière de procéder. La grande référence en la matière était l’IRA, dont les dispositifs diaboliques resteraient enseignés pour longtemps dans toutes les bonnes écoles de contre-terrorisme, et de barbouzes aussi.

Donc le problème posé par cette couronne de boulons était qu’on ne pouvait pas forcer la valve quart de tour à la main. Et même s’il réussissait à introduire un objet long dans le tube, le couple résistant imposé par le servomoteur pouvait être de quelques dizaines de newtons-mètres, ce qui ne semblait pas grand-chose mais devenait considérable par une simple conversion d’unités de mesures, disons que cela faisait aussi quelques centaines de kilos par centimètre de distance à l’axe. Mouloud se dit alors que s’il était devenu prof de physique comme il avait voulu l’être dans ses jeunes années, il poserait ce genre d’exercice à des élèves de lycée de Garges-lès-Gonesse ou du même coin, il se ferait un peu chier mais au moins il aurait juste à juger des réponses des élèves, posé les deux pieds sur une estrade, et non pas à résoudre concrètement le problème, accroché à six mille mètres d’altitude.

Donc il fallait agir sur la commande du servomoteur, par exemple en court-circuitant les fils. Mais ne risquait-il pas de bloquer définitivement la valve en position fermée en agissant ainsi ? Ne resterait alors plus que l’option d’ouvrir une brèche dans l’enveloppe, avec le risque de déchirure grave déjà envisagé. Mieux valait donc demander conseil, à l’instar de ce qui se fait dans l’émission Qui veut gagner des millions ?, téléphoner à un ami pour la réponse. Sa femme regardait cette émission à la con, ça énervait bien le flic qui, lui, ne risquait pas d’en gagner des millions, avec sa paie de fonctionnaire dûment catégorisé.

Evidemment que le président de la République n’avait pas de plombier-chauffagiste dans son répertoire de téléphone, tout socialiste qu’il fût. Donc Mouloud appellerait le directeur de cabinet. Ces gens-là ont toujours une réponse à tout, connaissent tout le monde et savent obtenir tout et n’importe quoi à n’importe quelle heure. Plutôt qu’un plombier, il lui faudrait parler à un spécialiste de la circulation des gaz. Cette profession s’appelant précisément un fumiste, Mouloud s’imagina un instant appelant le dircab’, lui disant « Excusez-moi monsieur le directeur de cabinet, c’est Mouloud Bekraoui, vous savez le couillon qui est accroché avec le Président à six mille mètres d’altitude. Dites-moi, est-ce que vous ne connaîtriez pas par hasard un fumiste ? ». Mouloud éclata de rire à s’en faire mal aux côtes, peut-être même que le Président trois cents mètres en dessous pouvait l’entendre. Sûr que le dircab’ en connaissait, des quarterons de fumistes.

A la fin de son fou rire de dément condamné à mort, Mouloud prit le téléphone pour donc appeler le directeur de cabinet. Comme il faisait glisser du pouce les numéros, un petit claquement retentit. Aussitôt le policier regarda dans le tube : le clapet avait pivoté de quatre-vingt-dix degrés, et un léger souffle sortait maintenant de l’orifice.

 
 

Notre cortège fonçait comme un go-fast de dealers pétés à la coke sur le périphérique de Toulouse. Leur came à eux, c’était le sens de l’Etat plus fort que les sens interdits, files de circulation ou limitations de vitesse. En plus je dois avouer que je suis malade en voiture, et pas seulement en voiture officielle à pimpons et éclats bleus. Un instant, alors qu’un des motards ouvrant le cortège venait d’asséner un coup de matraque sur le capot d’un manant faisant obstacle, je me remémorai le trajet aller, entre l’éco-quartier et le commissariat, quand j’avais les mains serrées dans le dos, un malabar de flic de chaque côté et une veste de troisième flic puant la clope sur la tête. Maintenant j’étais assis normalement à l’arrière gauche avec un préfet en costume de scène à ma droite. Le pouvoir corrompt, le rapport de force grise, il ne faudrait pas que je m’habitue mais heureusement tout cela devrait cesser bientôt, bien ou mal mais cela aura cessé.

–          Nous arriverons au centre de détention dans une dizaine de minutes, lâcha le préfet, comme pour m’extraire de mon spleen de hic et de nunc.

–          Si on n’a pas d’accident, répondis-je en me tenant à la poignée de portière car nous étions en plein virage à gauche crissant de pneus.

–          Je croyais que vous aimiez vivre dangereusement.

–          Pas le moins du monde. Je me suis foulé la cheville en descendant du banc des avocats lors d’un procès il y a trois ans, et ce fut le seul accident de ma vie.

–          Aujourd’hui la police aurait pu vous tuer.

–          Le Président vous remerciera peut-être de ne pas l’avoir fait.

Un silence peuplé de sirènes deux-tons nous enveloppa un bref instant. De ces silences incongrus dont on peut sentir qu’ils ne veulent pas durer. Je n’avais rien à dire, ce fut le préfet qui poursuivit :

–          Maintenant que vous avez gagné, vous pouvez me dire pourquoi vous faites tout cela.

–          Je n’ai pas encore gagné.

–          Que peut-il vous arriver ?

–          Que vous fassiez les cons.

–          Je crois que tout le monde a compris.

–          Tout le monde, ça fait beaucoup de monde et il est rare qu’il n’y ait pas au moins un con dans un grand échantillon de gens.

–          J’ai la responsabilité de mener l’opération.

–          Le Président vous décorera.

–          J’en doute. J’étais censé assurer la sécurité de son déplacement.

–          Vous n’étiez responsable de lui qu’au ras du sol de la Haute-Garonne. Là il est au-dessus de l’Autriche, vous n’y pouvez rien.

–          Vous m’avez coûté ma carrière quand même. Pourquoi avez-vous fait ça ? Quel intérêt aviez-vous à faire libérer Francis Heaulme ? On a vérifié, vous n’avez jamais été impliqué dans ses différents procès.

–          Je fais plutôt dans le vol d’autoradio, je suis un avocat de base.

–          Nous avions noté ce point. Vous agissez par dépit ? Par haine antisystème ? Pour vous faire connaître ?

–          Le problème principal d’un avocat est bien de se faire connaître. Et s’il est choisi par une famille éplorée après viol et dépeçage d’une fillette qui fait la une des journaux pendant trois mois, c’est le jackpot.

–          Vous ne pourrez évidemment plus exercer après ça.

–          Loin de moi cette idée folle.

Nous arrivâmes en vue de la prison. Le centre de détention de Muret est en deux parties disjointes séparées de quelques dizaines de mètres. Le bassin des gros poissons au nord, escorté et alimenté régulièrement par le vivier du menu fretin au sud. Evidemment que nous allions dans le premier, où je n’avais jamais mis les pieds alors que j’étais souvent allé aux parloirs du second, car comme l’avait noté le préfet, je n’étais jusqu’à ce jour qu’un avocaillon lambda.

Le bruyant cortège s’arrêta devant la bâtisse grise, un carré de murs avec des miradors aux coins et des pylônes soutenant des câbles pour empêcher les hélicoptères d’atterrir. Sur le devant et comme pour préparer les gens, il y avait un parking visiteurs clairsemé, un pavillon d’accueil pisseux et des panneaux d’interdiction partout. Le préfet et moi descendîmes de notre char, le chauffeur ouvrant la porte arrière droite pour son maître alors que la mienne était plus près de lui. Sans m’attendre, le galonné se rendit à grand pas à la porte d’entrée située sur la droite. Dans le temps, les portes de prisons étaient de grands porches imposants, maintenant elles sont toutes petites, comme des accès à des parkings souterrains. Derrière la porte gisaient deux gars à un guichet.

–          Bonjour messieurs, je viens chercher monsieur Heaulme, annonça le préfet.

Les deux guichetiers se regardèrent comme des statues de demi-dieux symétriques à l’entrée d’un temple babylonien.

–          Vous êtes monsieur ?

–          Je suis Monsieur le Préfet de Haute-Garonne.

Les gens de pouvoir sont des handicapés sociaux, ils ne savent plus faire les démarches de la vie ordinaire, tant leur relationnel est imprégné de leurs comportements professionnels. Bref, le préfet s’était un peu raidi de s’entendre demander qui il était.

–          Vous venez chercher monsieur Heaulme ? Francis Heaulme ?

–          C’est bien cela.

–          Vous avez un papier ?

L’expression de profonde consternation sous les feuilles de chêne avait valeur de réponse. Evidemment que le préfet n’avait aucun papier, on était un peu sorti des procédures habituelles et c’était un peu ma faute aussi.

–          Monsieur Heaulme a été gracié par le président de la République, je viens le chercher.

–          Il faut un papier.

–          Appelez-moi le directeur de la prison.

Les deux plantons ne semblaient pas à leur aise, le cul entre deux chaises, l’uniforme doré sous la fesse gauche et le règlement c’est le règlement sous la fesse droite. Ils allaient donc refiler le bébé à leur directeur, après tout un directeur est fait pour ça.

–          Je vous prie de bien vouloir patienter, dit la statue de droite en décrochant un téléphone gris de dessous le comptoir.

Nous entendîmes « Il y a un monsieur en uniforme à l’accueil, il dit qu’il vient chercher Francis Heaulme » ainsi que quelques « Oui monsieur, bien monsieur » épars. Pendant ce temps, le préfet inspectait sourcilleusement les murs, les affichettes, les meubles et les lampes car après tout il était dans sa zone de compétence. Il se garda toutefois de passer le doigt sur le dessus de la porte et fit bien car il en aurait eu le doigt tout noir. Le guichetier raccrocha.

–          Le directeur arrive.
 
 

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