VHPFB 2

–          Vous ne voulez pas tuer le Président, sinon vous l’auriez déjà fait.

–          Je ne veux pas tuer le Président, mais s’il meurt, ce ne sera pas un grand mal.

–          Vous ne vouliez pas davantage l’enlever, puisque vous ne savez pas où il atterrira.

–          Peu importe qu’il atterrisse un jour et peu importe où.

–          Donc quel est votre contrôle de la situation ? A part de menacer de tuer le Président ? Le président du Sénat le remplacera conformément à la Constitution, puis un autre président sera élu, au suffrage universel, et vous, quand vous sortirez de taule, les Français en éliront encore un autre. Qui n’est peut-être pas encore né.

Un préfet, ça a fait l’ENA évidemment, et puis ça sait philosopher aussi.

–          Je contrôle parfaitement la situation, monsieur le préfet.

–          Que voulez-vous dire ?

–          Je ne contrôle pas la direction des vents mais je contrôle l’altitude de mon ballon-sonde. Vous pouvez me passer mon téléphone, s’il vous plaît ?

–          Tenez monsieur.

–          Merci monsieur.

Je pianotai.

–          Notre ami se trouve actuellement à l’altitude de trois mille huit cents mètres. Ça m’étonne d’ailleurs, il devrait être plus haut.

–          Je vous rappelle qu’il y a deux passagers.

–          Ah oui, j’oubliais, donc ce doit être normal. Mais ils n’ont pas encore fini de monter.

J’ouvris la calculette qu’héberge tout bon téléphone de nos jours.

–          A deux, ils devraient monter jusqu’à un peu plus de cinq mille. Tout seul, votre Moi-Président monterait à huit mille.

–          Personne ne peut survivre longtemps à cette altitude.

–          Je ne vous le fait pas dire, monsieur le préfet. Mais comme je vous le disais, je peux les faire descendre. Avec cette icône, je contrôle une valve.

Et je montrai l’icône au fonctionnaire, en forme de robinet de chez les Schtroumpfs. Le préfet m’arracha le téléphone des mains et appuya sur l’endroit désigné sur l’écran.

–          Vous perdez le sens des bonnes manières, monsieur le préfet. Il y a un mot de passe, évidemment.

–          Evidemment.

–          Vous me rendez mon téléphone ?

–          Voici.

 
 

Mouloud avait réussi à améliorer grandement sa situation puisqu’il était maintenant accroché des deux mains à la ceinture de pantalon du Président d’une part, et serrait de ses cuisses la jambe droite du même d’autre part, comme quand on grimpait à la corde dans les cours d’éducation physique au collège. Etrangement il se souvint qu’il avait eu ainsi son premier orgasme et que ce n’était pas une raison de lâcher prise une fois arrivé au plafond du gymnase du collège Martin Luther King de Villiers-le-Bel, sept ou huit mètres quand même. Au-dessus de lui le Président de la République geignait toujours. Il aurait pu aider son garde à se hisser mais il ne semblait plus en état de le faire. Mouloud ne lui en voulait pas. Son maître était un homme à la fois affable et d’un égoïsme absolu, sympathique avec un mépris total des intérêts d’autrui, une synthèse parfaite de comique bonhomme et d’esprit reptilien, donc il ne fallait pas attendre de secours de sa part en la circonstance. Et puis il devait commencer à souffrir comme lui-même du froid et de l’altitude. Peu importait, il fallait continuer de monter.

Mouloud attrapa d’une main le revers de veste du Président. Ayant bien assuré sa saisie, comme il faisait du kimono de son adversaire au judo, il attrapa l’autre côté de la veste de son autre main, un peu plus haut, puis le premier côté un peu plus haut encore, jusqu’à arriver au col. Eviter de tirer sur la cravate pour ne pas l’étrangler, se dit-il. Entre les déplacements de ses mains, il replaçait aussi ses pieds, bloquant bien ses mollets autour de celui du souverain. Se hissant à la force des biceps, Mouloud put enfin entourer la nuque de ses avant-bras, en même temps qu’il enserrait la taille rebondie de ses cuisses. Il pratiquait autrefois cette position sexuelle avec sa petite femme chérie, rôles inversés bien sûr, du temps où elle pesait cinquante kilos mais ce n’était plus possible aujourd’hui, quatre enfants et beaucoup trop de merguez plus tard.

Le visage du Président était à quelques centimètres du sien. L’homme divaguait, semblait parler comme dans un discours joué sur un tourne-disque à une vitesse plus lente que celle de l’enregistrement. Mouloud comprit le mot France, répété plusieurs fois sur toutes les intonations possibles, gaullienne, giscardienne, mitterrandienne. Mais le regard qui disait cela était vide autant que les propos eux-mêmes. Le Président était parti, ailleurs, loin d’un réel ressemblant trop à un cauchemar idiot, il refaisait ses discours aux nuages, loin au-dessus de la France qu’il invoquait tout le temps déjà quand ses pieds touchaient encore le sol. Mouloud se dit un bref instant que cette France était bien belle vue de haut, avec ses taches jaunes de colza, ses petits bouts de bois partout, l’ocre des champs non encore levés, la barrière des Pyrénées tenant encore ses dernières neiges. Douce France, cher pays de mon enfance, avec l’accent etc…. Un téléphone sonna dans la poche à pochette du Président.

 
 

–          Que faut-il pour que vous fassiez redescendre le président de la République ?

–          Promettez-moi de ne pas rire quand je vous le dirai.

–          Je vous le promets.

–          Il faut que vous me le promettiez vraiment, car à mon avis vous n’allez pas me prendre au sérieux.

–          Je vous promets de ne pas rire mais je ne peux pas vous promettre que je vais faire ce que vous me demanderez.

–          Dans votre position, vous ne pouvez pas me promettre de répondre à ma demande, contentez-vous de me promettre de ne pas rire en l’écoutant.

–          Je crois que je vous l’ai promis suffisamment.

–          Vous serez tenté de rire car vous devrez sauver la face devant vos collaborateurs.

–          Voulez-vous que je leur demande de sortir ?

–          Ce n’est pas la peine, de toute façon la France entière sera au courant bientôt.

–          Eh bien dites-le, alors. Bon sang de bois, dites-le !

–          Je vais vous le dire.

–          Je vous en prie.

–          J’exige la libération immédiate de Francis Heaulme.

–          Qui ça ?

–          Francis Heaulme.

 
 

Mouloud parvint à libérer une main pour s’emparer du téléphone présidentiel sonnant toujours. De l’autre il tenait l’arrière du col, le poignet bien fermé, toujours comme au judo. Le Président ne semblait pas avoir entendu la sonnerie, d’ailleurs il marmonnait toujours.

–          Allo ?

–          Qui est à l’appareil ?

–          C’est Mouloud !

–          Qui ?

–          Lieutenant Mouloud Bekraoui, des VO !

–          Que faites-vous avec le téléphone du Président ?

–          C’est moi qui ai décroché.

–          Pourquoi avez-vous décroché ?

–          Parce que je suis accroché à lui, putain ! On est à quatre mille mètres, vous n’êtes pas au courant ?

–          Je souhaite parler au Président.

–          Il n’est pas en état, il divague.

–          Je vous prie de faire preuve de plus de respect, lieutenant.

–          Ok, je vous le passe, vous jugerez par vous-même.

Et Mouloud de mettre le combiné devant la bouche toujours aussi divagante.

–          La France…. Jh oiuy hyutu yljhghg mlkjm mzdghj…. La France, wjatke, ghjkz, hmmmmjuuuu, la France ! Gzoulidou… jmozzu… gnugujidou, la France….

Mouloud reprit la ligne.

–          Vous avez entendu ?

–          Si vous êtes un imitateur, sachez que ça va vous coûter cher. Vous êtes Laurent Gerra ou quoi ?

–          Tu te souviens que c’est toi qui as appelé, connard ?

–          Faites très attention, monsieur, je peux vous faire tomber.

–          Me faire tomber, c’est ça ! Connard deux fois !

Et Mouloud raccrocha. En principe il ne se mettait jamais en colère, mais les circonstances étaient peu banales et l’importun particulièrement déplacé. Un milliardaire du CAC40 demandant une loi, un journaliste de gauche sollicitant une faveur, un laquais resté à Paris s’enquérant d’une démarche, peu importait qui était l’appelant, juste bon débarras. Mouloud regarda le téléphone. Un modèle théoriquement sécurisé, sauf que les fabricants des couches basses matérielles et logicielles ne sont plus sous contrôle français depuis longtemps et donc ont pu farcir leur objet de tous les mouchards imaginables. Quand le Président roucoulait des obscénités de chef de gare à sa starlette, forcément que c’était enregistré quelque part. Foutaises maintenant que tout cela, mais peut-être que ce téléphone pouvait quand même servir à quelque chose. L’officier fit défiler le répertoire du pouce de sa main libre.

 
 

Le préfet avait promis de ne pas rire et il tint parole. Au contraire, il réfléchissait au nom que je venais de lui lâcher, semblant contrôler sa perplexité aussi bien que son sens du comique.

–          C’est quelqu’un de votre famille ?

–          Pas le moins du monde. Il n’y a pas de débile dans ma famille, sachez-le monsieur le préfet.

–          Il a tué quelqu’un que vous connaissiez ? Vous voulez le tuer à votre tour ?

–          Non plus.

–          Puis-je savoir alors pourquoi vous voulez faire libérer cet homme ?

–          Non.

–          Okay.

Le silence entre nous reprit. La réaction de l’assistance de notables d’Etat qui nous entouraient était variée. Certains gloussaient mais ils n’avaient rien promis, le faisant discrètement car le préfet restait du plus grand sérieux, d’autres avaient l’air songeur, certains me regardaient comme pour percer quelque chose en moi, en tout cas tous se taisaient. Le préfet sortit lentement de notre silence.

–          Vous vous doutez bien qu’on ne libère pas un criminel condamné à perpétuité, plusieurs fois même je crois, comme ça, juste parce qu’on le décide.

–          On ne déplace pas les montagnes juste parce qu’on le décide. Mais libérer un criminel, ça ne pose aucun problème pratique, ce n’est qu’une affaire de paperasserie.

–          La paperasserie comme vous dites, ce n’est pas rien, j’ai été formé pour le savoir. Ça prend du temps, et le Président ne survivra pas.

–          Article 17 de la Constitution, évidemment vous connaissez, monsieur le préfet. Certes modifié par la réforme de 2008, mais toujours applicable au cas qui nous occupe.

–          Vous voulez que le Président exerce son droit de grâce ? Sur Francis Heaulme ?

–          Exactement. Ou le président du Sénat, à défaut.

–          Waouh.

Je me demandai un bref instant pourquoi ce haut fonctionnaire blanchi sous le harnais disait « Waouh » et non plus « Okay ». Le saisissement sûrement. Mais il sut se reprendre rapidement.

–          Vous vous doutez bien, monsieur…. Monsieur comment, d’ailleurs ?

–          Appelez-moi Max. Ce n’est pas mon vrai nom mais ça fera l’affaire.

–          Le téléphone est au nom de Nathalie Lenoir.

–          C’est ma grand-mère, oubliez-la pour le moment.

–          Vous vous doutez bien, monsieur Lenoir, que le Président de la République ne peut pas gracier n’importe qui comme ça. Il le fait au nom de l’intérêt supérieur de la France, et cela peut avoir des conséquences politiques.

–          S’il ne le fait pas, ça aura des conséquences physiques. A mon avis, il a déjà commencé à geler là-haut.

–          Justement, il peut difficilement signer cette grâce dans sa situation.

–          Il a la main droite prise, voulez-vous dire ? S’il le dit bien haut dans son téléphone, à mon avis ça suffira.

–          Mais enfin, il ne peut pas gracier un tueur en série meurtrier d’enfants !

–          On a fait pire. Il a fait pire.

–          Que voulez-vous dire ?

–          Il a laissé faire des choses parce que ça l’arrangeait. Et à l’arrivée, il y avait beaucoup plus de refroidis que la quinzaine de Heaulme.

–          Vous êtes un complotiste délirant, monsieur.

–          Peu importe ce que vous pensez de moi. Vous avez le marché en main. Excusez-moi, il faut que j’envoie un SMS.

–          Puis-je voir le mot que vous envoyez ?

–          ….

–          Ah, tétrahydrocannabinol, ça je connais.

 
 

Mouloud cherchait un nom à appeler dans la liste des contacts du Président. Il y avait le chef d’Etat-major, des ministres, dont le premier d’entre eux et le pire aussi assurément, quelques politiques, quelques messieurs-nous-savons-tout de plateaux de télés, quelques people, des prénoms féminins d’origine indéterminée, des riches de la finance que pourtant le Président déclara un jour ne pas aimer donc sûrement qu’il ne décrochait jamais pour ceux-là. Mais au fait, que cherchait Mouloud ? Que pouvait-il attendre d’un appel ? S’il appelait un supérieur, celui-ci lui ordonnerait tout bêtement de rester à son poste, soit. Appeler juste pour comprendre ce que signifiait cette situation ? Le savaient-ils au moins en bas ?

Soudain le téléphone resonna. Cela surprit Mouloud au point qu’il faillit en lâcher l’objet. Si c’est l’autre couillon qui rappelle, il allait en entendre de belles.

–          Allo ? Monsieur Bekraoui ?

–          Lui-même.

–          C’est Martin-Leblanc.

–          Mes respects, monsieur le directeur de cabinet.

–          Repos. On m’a fait savoir que vous étiez avec le Président.

–          Je suis heureux d’apprendre que vous êtes au courant.

–          C’est l’équipage de l’hélicoptère qui m’en a informé.

Mouloud regarda autour de lui et se demanda où il était, cet hélico. Car on ne l’entendait plus depuis un moment, le genre de bruit auquel on s’habitue mais dont on ne se rend pas compte tout de suite quand il disparaît. Enfin le policier réalisa que l’appareil était sous lui, à peut-être trois cents mètres, une Tour Eiffel d’écart. Mouloud comprit : comme ils montaient toujours, l’hélicoptère ne pouvait plus suivre, il avait atteint son plafond avec quatre passagers et deux flingues. Ça ne changeait pas grand-chose, juste se sentait-il encore un peu plus seul au monde. La voix du téléphone se fit de nouveau entendre.

–          Monsieur Bekraoui, pouvez-vous me passer le Président ? Comment va-t-il ?

–          Il ne semble pas au mieux, monsieur Martin-Leblanc.

–          Peut-il parler ?

–          Il parle, mais je ne comprends pas ce qu’il dit.

–          Est-il blessé ?

–          Il a le poignet en sang, à cause de la menotte.

–          Il faut lui parler. Il doit rester conscient. Vous vous trouvez à une altitude dangereuse.

–          Je l’avais remarqué, monsieur le directeur de cabinet, dit Mouloud en réassurant sa prise de col de la main qui ne tenait pas le téléphone.

–          Pouvez-vous me passer le Président ? insista le dircab.

–          Tout de suite monsieur.

L’officier de sécurité regarda le visage du président de la République si près du sien. Il n’avait jamais eu l’occasion de plonger dans ces yeux malgré les années de services, car un flic ne soutient pas le regard de l’altesse, il écoute un ordre, en général bref, puis il dit « Oui monsieur le Président » et il s’exécute. L’œil était vitreux malgré l’absence des lunettes à grosses montures noires, la peau avait bleui, le cheveu renoirci au cirage se couvrait de givre, la bouche marquait un rictus d’accident cardio-vasculaire dans une zone stratégique du cerveau, le propos devenait plus rare tout en restant très confus.

–          Monsieur le Président, c’est Martin-Leblanc.

–          Mmmlll… lllmmm… bbblll…mmmbbb….

–          C’est Martin-Leblanc, votre directeur de cabinet.

–          Mmm…. Moi Prési… Moi Prési… mmmlll… dent….

–          Vous pouvez lui parler, monsieur le Président ?

Mouloud avait placé le micro devant la bouche torve, afin de convaincre l’appelant de la criticité de la situation. Puis il reprit l’appareil à son oreille.

–          Vous avez entendu ?

–          Le Président doit rester conscient. Vous m’entendez, Bekraoui ?

–          Je vous entends bien monsieur, mais le plus simple ne serait-il pas de nous faire redescendre ?

–          C’est impossible en l’état.

–          Putain ! Pourquoi vous ne mettez pas une balle dans ce foutu ballon ?

–          Je vous invite à surveiller votre langage, lieutenant. C’est impossible.

–          Je peux peut-être savoir pourquoi ? Je suis concerné aussi, je vous signale.

–          Le ballon est gonflé à l’hydrogène, que la chaleur de la balle risque d’enflammer.

–          Crevez-le avec autre chose alors.

–          Le terroriste nous a informés qu’il y avait sous le ballon un dispositif de mise à feu en cas de descente rapide. Nous ne pouvons prendre aucun risque avec le Président.

Mouloud regarda en l’air en direction du ballon. C’était loin mais il pouvait distinguer maintenant une sorte de boîtier au départ du câble qui descendait vers eux. Au-dessus il n’y avait plus de nuages, que le ciel d’un bleu très profond. Et l’hélicoptère avait disparu.

 
 

Le préfet s’était absenté une fois de plus de la petite pièce sans fenêtres où j’étais enfermé depuis une heure environ. Mais maintenant ils me laissaient mon mobile, d’ailleurs j’en profitais pour consulter les pages d’actualités. Au sujet de l’affaire que j’avais déclenchée, les articles étaient confus. Certains relataient que le Président avait été enlevé par un groupe terroriste mais s’égaraient dans des détails contradictoires et faux pour la plupart. D’autres disaient qu’il avait été agressé mais qu’il était sain et sauf, ceux-là ne perdaient rien pour attendre d’avoir l’air d’imbéciles à relayer les bulletins du service de communication de la présidence. Un obscur site congolais affirmait que le président français était monté au ciel comme Jésus et la Vierge Marie avant lui, finalement c’était eux qui étaient les plus proches de la vérité tout en étant très loin sur la mappemonde. Bref je me marrais bien sous le regard courroucé de mes gardiens. Le préfet revint dans la pièce.

–          Je me suis entretenu avec les plus hautes autorités du pays, je leur ai expliqué la situation.

–          Elles vous ont cru, les plus hautes autorités ?

–          Les plus hautes autorités du pays sont dans des bureaux, donc elles doivent croire ceux qui sont dehors.

–          Admettons. Et que vous ont-elles répondu ?

–          Elles veulent bien examiner votre demande. Mais elles veulent des garanties, et il leur faudra respecter les formes.

–          Les formes de la décence ou de la Constitution ?

–          C’est un peu la même chose.

–          Donc tenons-nous en à la Constitution. Le Conseil Constitutionnel doit constater l’empêchement du président de la République, n’est-ce pas ?

–          C’est bien cela. Au passage, nous avons découvert que vous vous appeliez Maxime Ferry et que vous étiez avocat au barreau de Toulouse.

–          Vous avez raison d’employer l’imparfait à mon sujet.

–          Vous vous appellerez toujours Ferry.

–          Voire. Donc, l’empêchement ? Vous avez eu le Cons-Cons au bout du fil ?

–          J’ai eu son président, et le Premier Ministre ainsi que le président du Sénat étaient dans la conf-call.

Si même les préfets chenus emploient des anglicismes de jargon corporate, c’est qu’il est temps que je me casse de ce pays, me dis-je vainement. Bon, il avait eu le chairman du cons-cons en conf-call, c’était là l’essentiel.

–          Je vous disais qu’ils veulent des garanties, enchaîna le décoré. Il faut que vous prouviez que vous êtes bien en mesure de faire redescendre le président de la République.

–          J’ouvre le gaz avec ce robinet, répondis-je en montrant l’écran de mon mobile.

–          Il faut que vous le fassiez descendre un peu tout de suite, qu’on soit sûrs.

–          Désolé, c’est techniquement impossible. Si j’ouvre la vanne, je ne pourrai plus la refermer, je n’ai pas prévu de mécanisme.

–          Le Président est en danger de mort à cette altitude. J’ai eu un rapport sur son état.

–          Comment avez-vous pu savoir ?

–          Il y a un flic accroché à lui.

–          Ah oui j’oubliai. Donc raison de plus de vous dépêcher. Le Premier Ministre saisit le Conseil Constitutionnel, qui constate l’empêchement, on va dire temporaire, du Président, article 7 puis nomme le président du Sénat, qui hérite du droit de grâce alors qu’il n’a pas celui de dissoudre l’Assemblée Nationale par exemple. Ou c’est le Premier Ministre qui assure la suppléance, article 21, on ne va pas y passer cent sept ans.

–          Commencez à le faire descendre et on enclenche la procédure en même temps.

–          Et quand il arrive en bas, vous constatez que des difficultés juridiques de dernière minute rendent impossible la satisfaction de ma demande. Ma réponse est non. J’oubliais, je veux avoir quitté le pays quand les pieds présidentiels retoucheront terre.

–          Il est inenvisageable que le Président passe la nuit à six mille mètres.

–          Il est midi, ça nous laisse huit heures.

–          Comment pouvez-vous quitter le pays ? Vous avez un billet d’avion ?

–          Je me débrouillerai.

Le négociateur à casquette se mit à marcher dans la pièce, faisant des allers et retours devant l’alignement de ses sbires. De la poche intérieure de son uniforme, il tira une paire de ciseaux qu’il fit jouer d’un air pensif. Un fil dépassait de sa manche dorée, il le coupa.

–          Vous avez toujours des ciseaux sur vous, monsieur le préfet ?

–          Ce sont les ciseaux avec lesquels le Président a coupé le ruban, à l’inauguration.

–          Ça coupe bien ?

–          Très bien. On les aiguise exprès, pour éviter le ridicule si le Président n’arrive pas à couper le ruban, c’est déjà arrivé. Tout de suite après, il me les a donnés et je les ai mis dans ma poche. Et quand j’ai compris que le Président était tiré par un câble qui devait être de nylon, je me suis souvenu que j’avais ça dans ma poche et je me suis précipité vers lui. Mais je suis arrivé trop tard.

 
 

Mouloud avait passé une jambe sur l’épaule gauche du Président, comme il faisait dans les combats au sol, sauf qu’on était très loin du sol. Puis il entoura la tête du chef de l’Etat de ses avant-bras repliés pour se tracter vers le haut et se retrouver à califourchon sur l’épaule gauche. Enfin, se tenant au bras droit toujours tendu en l’air, il pivota pour se retrouver assis sur les deux épaules du Président. La situation n’était pas sans lui rappeler la scène du film La Grande Vadrouille où Louis de Funès est assis sur Bourvil. C’était presque drôle, mais ou bout de quelques secondes, Mouloud se rendit compte pour la première fois qu’il avait extrêmement froid. Jusque-là, l’imminence du danger de la chute lui avait fait oublier la température ambiante. On était peut-être à cinq mille mètres, or dans l’aviation on apprend que le gradient thermique atmosphérique est de six degrés par kilomètre, donc à cinq mille on prend trente degrés de moins qu’au sol. Ledit gradient est moins fort quand l’air est humide, on a moins froid mais alors on est mouillé. Donc au bas mot il faisait moins dix et Mouloud était en chemise et costard et sans le gilet pare-balles qui lui aurait tenu un peu chaud. Mais le gilet l’aurait gêné pour ce qu’il comptait faire.

Puisqu’il faisait très froid, il fallait faire de l’exercice et il allait y en avoir. Mouloud examina le câble qui les suspendait au ciel. C’était la première fois qu’il le voyait de près. Au sol, dans les quelques secondes de panique qui suivirent le cliquement de fermeture du piège, il n’avait ni vu le fil ni même compris ce qui arrivait. Il était en avant de la marche du Président, chargé de scruter les mains, les yeux, les pieds, les poches des badauds. Il était passé devant l’homme à la parka verte aux larges manches béantes, à la barbe de bobo de quinze jours et à l’air heureux d’être là. Quand le Président lui serra la main, l’officier avait déjà son regard porté sur les mètres suivants. Alors il y eut le cri de son collègue. Avant même de tourner la tête, Mouloud savait que c’était l’homme à la parka verte qui tentait quelque chose. Ils furent trois flics à se jeter sur le Président pendant que les trois autres marchant derrière s’occupaient du fou puisqu’ils l’avaient vu faire. Mais qu’avait fait cet homme ? Il avait brandi une arme sans avoir eu le temps de s’en servir ? En tout cas le Président semblait aller au mieux pendant qu’ils l’entraînaient au loin, c’était l’essentiel. Sauf qu’au bout de deux mètres, le Président s’arrêta net. Ils eurent beau le tirer ou le pousser, il refusait d’avancer autant qu’un âne malade. Ce fut alors que Mouloud aperçut le bracelet métallique au poignet du Président. Il n’avait pas le souvenir d’avoir jamais vu son maître porter un tel objet plutôt gothique de style. Encore deux interminables secondes et il comprit que c’était une moitié de menottes et qu’un fil presque transparent en sortait, passait par-dessus la barrière métallique pour se perdre dans la foule. De l’autre côté de cette barrière, des policiers plaquaient au sol l’individu tandis que des gens criaient, fuyaient ou filmaient. Le chef du groupe, le commandant Fauvette, hurlait dans son talkie-walkie d’amener la voiture blindée qui ne devait être qu’à une cinquantaine de mètres. Mais comment extraire le Président s’il était attaché, se dit alors Mouloud. Or à peine s’était-il dit cela que l’inconcevable se produisit : monsieur le président de la République fit un immense bond hors du groupe de sa protection rapprochée, comme s’il avait sauté sur un trampoline ou tel Rudolf Noureev au Bourget échappant à ses chaperons soviétiques. Il retomba lourdement derrière les barrières pour s’éloigner à plat ventre à la vitesse d’un lapin de garenne. Tous les officiers le suivirent et tous le lâchèrent sauf un. Avec le recul, Mouloud pensa qu’il eût été judicieux de l’enfermer dans la voiture blindée et de bien fermer la porte, car jamais ce maudit ballon n’aurait été capable de soulever les deux tonnes, encore fallait-il qu’elle arrivât plus vite. Combien de temps tout cela dura-t-il ? Moins d’une minute certainement.

Le câble était fait d’un grand nombre de fils de pêche tressés grossièrement et liés tous les deux mètres environ par du ruban adhésif transparent. Le tout faisait à peine trois ou quatre millimètres de diamètre. Le policier prit en main le faisceau juste au-dessus du poignet du Président et se rendit compte du problème. C’était tellement fin qu’on ne pouvait que se couper la peau à tenter d’y grimper. Or c’était exactement ce que voulait faire Mouloud, grimper jusqu’au ballon-sonde.

 

 

Le préfet m’annonça que le Conseil Constitutionnel était entré en réunion d’urgence. En tant qu’avocat lambda plaidant des dossiers de pouilleux, j’avais tenté à trois reprises d’invoquer la fameuse Question Prioritaire de Constitutionnalité, un nouveau gadget dans notre code de procédure déjà bien garni de farces et attrapes en tous genres. Je me disais qu’il n’y avait pas de raison que ce soit réservé aux escrocs de haut vol défendus par des avocats millionnaires. Et à chaque fois je m’étais fait gifler par les barbons du Palais Royal. Réponses lapidaires assénées d’un ton ronflant, postulats arbitraires posés comme des vérités cosmiques, truismes crachés avec mépris, la Justice est à la Justice ce que la musique est à la musique, une hallucination jubilatoire quoique parfois un peu ennuyeuse. Au moins, pour le quatrième problème que je leur aurai adressé, ils se réunirent illico au maximum de la vitesse permise par leurs déambulateurs, ceux qui soutiennent leurs vieux pas autant que ceux qu’ils ont cachés dans leurs âmes. Et je ne leur demandais pas de bien vouloir considérer les droits d’un de mes clients, forcément couillon insignifiant à leurs yeux, je leur suggérais simplement de constater qu’un type accroché par un bras à cinq mille mètres d’altitude n’est plus en mesure d’exercer la moindre profession, pas même celle de président de la République Française. Je me dis en passant que j’aurais dû équiper mon ballon d’un appareil photo, juste pour pouvoir leur envoyer le portrait en plongée du gars et ainsi documenter leur réflexion.

 
 

Mouloud chercha de quoi protéger ses mains. Quelque chose qui lui permettrait de se hisser le long de ce câble tranchant comme un fil à couper le beurre. Il était toujours assis sur les épaules du Président. Pour garder l’équilibre, il devait se tenir au bras tendu vers le ciel car ça penchait beaucoup. Le bras levé du dirigeant qui harangue la foule, le poing levé de l’homme de gauche, le geste à la Kim Il-sung qui montre le sommet qu’il faut atteindre. Cela mis à part, le poignet présidentiel avait morflé. L’acier du bracelet avait mordu profondément dans la chair qui saignait comme du magret de canard. Mouloud se demanda un instant si l’articulation pouvait lâcher, les ligaments s’arracher pour précipiter les deux hommes dans la chute interminable et finale. Mais il n’y avait rien à faire d’autre que de supposer que cela tiendrait donc l’agent cessa de se préoccuper de la question. De quoi se protéger les mains donc, et c’était son hôte qui devait fournir. Lui arracher une pièce de ses vêtements mais c’était plus difficile à faire qu’à dire, voire on aurait pu, au retour sur Terre, lui reprocher d’avoir accéléré le trépas du politicien s’il en venait à mourir de froid. Finalement, Mouloud pensa aux cravates. Il retira la sienne d’une seule main car il ne perdait jamais de l’esprit que la moindre erreur pouvait l’envoyer dans plus d’une minute de chute libre et de regrets éternels. D’une main toujours et avec les dents aussi, il l’enroula autour de sa main gauche en faisant le meilleur nœud qu’il put puis il agrippa le filin de nylon de sa main ainsi protégée, ça devrait le faire. Donc il défit celle du Président, rouge et nouée n’importe comment comme d’habitude, pour se l’enrouler autour de sa main droite tout en se tenant à la suspente du bras gauche, dans une position malcommode car cela l’obligeait à se tordre le torse. L’opération faite, il put poser les deux mains sur le fil. Enfin il le sentait, ce fil. Il y sentait la traction obstinée du ballon qui voulait les faire monter en enfer. Il y sentait la haine du fils de p… qui avait planifié cette chose. Sous lui le Président gémissait encore mais à intervalles de plus en plus espacés. C’était lui la cible de cette haine bien sûr, se dit le policier d’élite, mais pouvait-on vraiment blâmer ceux qui le haïssaient au point de le mettre dans pareille situation ? Un monarque à la fois démocratiquement élu, réélu et totalement indigne aux yeux de presque tous, qui en s’accrochant si pernicieusement au sommet avait entraîné la démocratie tout entière dans son illégitimité criante. Mouloud ne comprenait pas où les auteurs de cet attentat voulaient aller, peut-être le savaient-ils en bas, mais en tout cas ils avaient le sens du symbole. Et si ces réflexions politiques, que d’habitude il s’interdisait, lui envahissaient dans l’instant l’esprit, c’était sans doute parce qu’il hésitait à se lancer, quitter les épaules molles de son grand chef pour se payer trois cents mètres de grimpette sur du fil de pêche. La peur et la politique sont mauvaises conseillères donc allons-y de suite, se dit-il. Le flic se hissa au câble à la force des biceps pour se retrouver les pieds sur les épaules, prit un dernier appui sur la tête noire, encore un mètre de plus puis il lova le câble autour de sa cheville droite comme la corde de chanvre au cours de gym du collège, le coinça fortement de son autre pied, étendit les bras pour aller chercher une traction plus haut, desserra la prise des pieds, tira sur ses bras, resserra le câble entre ses pieds. Le programme : For i = 1 to 1000, recommencer, End For peut-être.

 
 

Le Conseil Constitutionnel mit deux bonnes heures à constater l’empêchement du président de la République. C’était à se demander de quoi ils avaient bien pu discuter. Peut-être glosèrent-ils sur la notion de vacance ou d’intérim, et que l’article 7 dit ceci mais il dit aussi cela, et que je cause donc je suis, un sketch des Vamps du pays de Descartes, ou les Frères Jacques sans l’accompagnement au piano. Je mis cela en perspective des procès en comparution immédiate où le destin d’un gros naze se décide en dix minutes chrono avec tous les « Mon cher maître » et les « Monsieur le substitut » inclus. Toujours fut-il qu’ils constatèrent et que le préfet me l’annonça en avant-première à la première seconde de son retour dans mon cachot.

–          Ça y est, le président du Sénat est président de la République par intérim.

–          Vous le féliciterez de ma part, monsieur le préfet.

–          Je lui ai expliqué la situation pendant que le Conseil délibérait. Je lui ai dit que sa première décision de Président devrait être de gracier Francis Heaulme.

–          Il l’a pris comment ?

–          Pas forcément très bien je dois dire.

–          Vous auriez même pu lui dire que sa SEULE décision de président de la République serait de gracier Francis Heaulme.

–          Moquez-vous si vous voulez, toujours est-il que c’est lui qui tient la clé de votre demande.

–          Il tient la clé et si en plus il la perd ça l’arrange.

–          Que voulez-vous dire ?

–          Je veux dire que si le Président reste là-haut, je veux dire s’il en redescend à l’état de poulet congelé au point qu’il n’y aura même plus besoin de le mettre dans un tiroir réfrigéré de la morgue, alors le président du Sénat restera président de la République un peu plus longtemps, cinq semaines au plus je crois. Ce n’est pas de nature à l’inciter à prononcer la grâce. D’autant que j’ai lu dans le Canard Enchaîné que lui et le Président se détestent cordialement.

–          Ça, il fallait y penser avant, monsieur.

–          J’y ai pensé avant et je me permets d’insister pour que vous insistiez auprès de lui. Il faut vaincre ses réticences.

–          Comment pourrais-je faire plus que de lui répéter ce que vous m’avez dit ?

–          Il peut se laisser aller à penser que personne n’étant au courant de ma revendication, il lui suffirait de faire le mort, excusez du jeu de mots, pour rester à l’Elysée.

–          Certes. Vous n’allez pas m’apprendre quel genre de personnes sont les politiques.

–          Donc si vous pouviez lui préciser que ma revendication est partie à l’Agence France Presse automatiquement il y a quelques minutes avec en guise de preuve le relevé exact de la position du ballon, d’ailleurs il vient de passer au-dessus du lac d’Annecy, ça ne peut que l’aider à prendre sa sage décision.

–          On lui portera la dépêche de l’AFP, mais je vais le prévenir de suite quand même.

 
 

Mouloud se demandait de combien il avait pu grimper en deux heures. Il progressait lentement en prenant bien soin de faire des pauses pour relâcher ses bras. Il devait être à mi-longueur du câble. Sous lui, à des milliers de mètres, un grand lac scintillait au soleil. La forme suggérait qu’il s’agissait du lac d’Annecy mais cela lui paraissait aberrant, car comment aurait-il pu faire un tel chemin depuis la banlieue de Toulouse en à peine trois heures ? Puis, voyant les montagnes pierreuses autour et une grande montagne blanche plus au nord qui ne pouvait être que le Mont-Blanc, il se dit que ce devait bien être le lac d’Annecy. L’information n’avait guère d’importance. Par contre il pouvait se rendre compte qu’il était largement au-dessus du sommet du toit de l’Europe, loin au-delà de la marque des 4807 mètres du glacier sommital, donc il n’y avait plus aucun espoir que la course du ballon fût arrêtée par un obstacle.

Depuis quelques minutes, un avion à hélice tournait loin au-dessus de sa tête avec un bruit de grosse abeille. Au son et à l’aspect, ce pouvait être un Pilatus. Il en avait pris souvent quand il sautait en parachute, le petit avion costaud capable de monter très haut. Si lui-même se trouvait vers les six mille mètres, l’avion devait voler à sept mille, ce qui est dans les cordes d’un Pil’, comme on les appelle affectueusement avant de courir s’embarquer pour le prochain saut. La question restait de savoir ce que cet engin faisait là. La réponse vint alors que Mouloud s’apprêtait à repartir pour une séquence de cent tractions. Car un point se détacha de l’avion, qui rapidement fleurit en grande tache jaune. Un autre point sortit qui cinq secondes après fit une fleur rouge, puis un troisième qui en fit une bleue. Trois parachutistes venaient de sauter du Pilatus dans l’intervalle d’une minute.

Les militaires qui sautent à haute altitude s’appellent des chuteurs opérationnels. Soient ils ouvrent bas s’ils sont pressés d’arriver soit ils ouvrent haut s’ils ont encore du chemin à parcourir et souhaitent laisser le temps à l’avion de se mettre à l’abri. Mais dans tous les cas, la chose qu’ils ont à faire se situe au sol, sabotage ou espionnage. Dans le cas qui occupait Mouloud, ils avaient ouvert haut et déjà le plus bas d’entre eux tournoyait autour du câble. Quand il passa à hauteur du policier, celui-ci put voir l’équipement et en déduisit que c’était bien un militaire. Sans se soucier de l’homme suspendu à mi-hauteur, le chuteur continua sa descente en cercles jusqu’au Président. Mouloud n’avait aucune idée à cet instant du but de l’opération, voire même se disait que c’était complètement idiot. Que pourrait-il bien faire une fois à la hauteur du chef de l’Etat ? La réponse ne tarda pas. Le gars des forces spéciales cabra son aile à peine à dix mètres de l’objectif et légèrement au-dessus, pour une seconde plus tard le percuter à la vitesse résiduelle la plus faible possible permise par ce type de voile. Mouloud sentit la secousse parcourir le câble et vit l’agent s’accrocher aux épaules du Président par les deux bras. Le parachute privé de vitesse horizontale retomba derrière les deux hommes tout en restant pendu au chuteur à quelques mètres sous lui. Le militaire était maintenant dans la position où se trouvait Mouloud deux heures plus tôt, pendu au cou de l’altesse. Il lui sembla que même il avait passé une corde autour de la nuque du Président afin de pouvoir libérer ses bras, dont d’ailleurs il se servit pour tirer un objet de son paquetage.

 
 

J’avais avec le préfet une conversation quasi-mondaine. Nous parlions de ballons-sondes en particulier et de science en général. Cet homme était très cultivé et semblait même regretter de ne pas avoir fait de carrière dans la science plutôt que dans l’ENA. Ailleurs l’herbe est toujours plus verte, lui adressai-je en mon for intérieur, tu serais chercheur tu te ferais chier à te battre contre des politiques qui jugent que la science ne sert à rien, ne vaut rien par rapport à cet art suprême qu’est la politique, qui considèrent que quand ils ne feront plus de politique eux-mêmes, ils feront de la finance et qu’alors ils décideront de délocaliser en Chine toute la recherche du groupe qu’ils auront racheté par spéculation et que donc la recherche est un métier sans avenir en France. Enfin bref le préfet avait eu raison de faire l’ENA mais s’intéressait quand même à ce que je lui disais des ballons. Un moment, mon téléphone sonna d’une sonnerie que j’avais programmée exprès pour la circonstance.

–          Mon ballon redescend, dis-je au préfet, je vous avais pourtant prévenus.

–          Il peut varier en altitude en fonction de la température de l’air, me répondit-il.

–          Il descend trop vite. Si vous avez percé l’enveloppe, la mise à feu se produira dans moins d’une minute, sauf si j’envoie un contre-ordre codé.

–          Vous ne pouvez pas assassiner le Président.

–          Je ne l’assassine pas, je laisse juste le ballon exploser parce que vous avez fait les cons.

 
 

Le chuteur opérationnel essayait de passer un harnais autour des épaules du président de la République. Il s’était accroché à lui comme un alpiniste et lui passait des sangles sous les aisselles. Les deux autres parachutistes essayaient de rester à la même altitude que le ballon mais peu à peu ils descendaient sous le niveau de Mouloud d’abord puis du Président ensuite. Ils étaient là pour secourir en cas de pépin leur collègue qui avait aponté. Accessoirement, leur présence indiquait à Mouloud que le ballon redescendait aussi puisque dans le cas contraire les chuteurs sous voile seraient passés beaucoup plus vite sous l’altitude du Président. C’était normal qu’ils descendissent, ils étaient maintenant trois à être accrochés au ballon. L’homme des forces spéciales allait ensuite certainement se solidariser avec le Président à l’aide de mousquetons puis il couperait le filin et les deux repartiraient en chute libre. Il fallait juste espérer qu’ils ne tomberaient pas dans le parachute toujours pendu sous eux. Mouloud avait assisté à ce genre de scène plusieurs fois, l’élève-parachutiste pris dans les suspentes et la toile et se débattant pour s’en libérer. Et Mouloud se demanda également si un plan de secours avait été prévu pour lui-même, et il lui sembla évident au vu du déroulement des événements que la réponse était négative.

 
 

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