Le Rayon chats

 

Le chat s’est mis à partager le quotidien de l’homme lorsque ce dernier, après avoir inventé l’agriculture, a dû faire des stocks de blé qui ont attiré des souris qui ont mangé le blé. Tout cela s’est produit il y a environ 9000 ans et à peu près en Egypte. Les choses se sont compliquées plus tard lorsque le chat s’est mis à partager aussi nos états d’âmes.

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    Les victoires du productivisme moderne sont toujours une joie pour le regard. Il y en avait plein partout et de toutes les couleurs. Des petites rondes en métal, des grosses carrées en carton, quelques moyennes avec d’autres formes et d’autres matières. Leur seul point commun était d’arborer chacune un portrait de chat, ce qui semblait normal vu que leur contenu était destiné à nourrir ces bêtes. Mais les rois du marketing, experts en packaging et gourous du pet food n’avaient pu s’entendre sur le chat lui-même. Les uns l’avaient représenté en photo, les autres en dessin plus ou moins réaliste. Certains lui faisaient regarder l’acheteur-teuse tandis que d’autres le faisaient regarder vers un ailleurs indéterminé. Il y avait du poil long ou du poil court, du chat cher ou du chat de gouttière, du roux ou du tigré. Seul le chat tout noir faisait l’unanimité contre lui car on n’en voyait aucun sur les étiquettes, la malédiction moyenâgeuse le poursuivait jusqu’au rayon aliments pour chats du Monoprix du boulevard de Sébastopol en cette soirée de samedi de janvier de l’an de grâce 2013. Il devait être vingt et une heure trente, on approchait doucement de la fermeture du magasin. Poussant son chariot, une demoiselle s’arrêta à l’affût devant les étagères comme son chat le ferait devant des herbes hautes qui bougent s’il devait se nourrir par ses propres moyens. Elle aperçut ce qu’elle cherchait et s’en saisit soudainement, en l’espèce un gros paquet de croquettes orné d’une image d’abyssin se léchant dédaigneusement les babines. Je m’approchai pour lui parler.

–   Excusez-moi, mademoiselle, vous vous y connaissez en chats ?

–   Euh… oui, enfin j’en ai un.

–   Vous pouvez me conseiller ?

–   Ça dépend. Quel est votre problème ?

–   Voilà. Je viens juste de recueillir un adorable petit chaton. Il a été abandonné par sa mère. Mais ça fait trois jours qu’il n’a rien mangé, et je ne sais pas quoi lui donner. Je suis très inquiet à son sujet.

–   S’il a été abandonné par sa mère, c’est qu’elle avait une bonne raison. Sûrement que votre chaton est malade. Il va probablement mourir, je ne vois pas ce que je peux faire pour lui. Bonne soirée monsieur.

    La fille contourna mon chariot avec le sien comme quand on s’évite aux autos-tamponneuses puis s’éloigna en direction des caisses. Dommage, elle avait un visage d’ange, un corps de ballerine, et une âme de gardienne de stalag à décapiter au hachoir mon chaton en sifflotant. Rien de grave, une autre jeune femme s’approchait. Elle était un peu moins jolie mais ne pouvait qu’être moins rosse que la précédente. Elle aussi avait un chat à nourrir et attrapa au passage une boîte ronde de boulettes au bœuf. D’un air préoccupé, je l’apostrophai.

–   Excusez-moi mademoiselle. Vous vous y connaissez en chats ?

–   Pas du tout. Je les déteste, même.

–   Mais vous venez d’acheter une boîte de pâté.

–   C’est pour ma patronne. Elle a une espèce de persan horrible avec plein de poils et une gueule écrasée à faire peur. Quand elle m’a embauchée comme jeune fille au pair, elle ne m’a pas dit qu’elle avait un chat. Je la déteste aussi.

    Et elle aussi s’en fut vers les caisses. A propos, très joli cul et fesses un peu bombées en harmonie avec son accent étranger que j’identifiai comme tchèque ou slovaque mais peu importait. Déjà un vigile ratissait les allées pour pousser les derniers clients vers la sortie, moi aussi j’allais bientôt devoir fermer boutique avec mon chaton sur les bras, quand une troisième maîtresse à chat se pointa au bout de l’allée. Un dégradé de châtains, clair sur sa peau, intermédiaire dans ses yeux et plus sombre avec ses cheveux. Arrivée près de moi, elle s’accroupit à hauteur du rayonnage inférieur. Elle portait un slip en coton bleu et avait besoin de litière, dont elle ramassa un gros sac pour le jeter sur le dessus de son butin à roulettes. Je tentai encore une fois ma chance.

–   Excusez-moi mademoiselle…. Vous vous y connaissez en chats ?

–   Je crois, oui. Vous avez des problèmes avec le vôtre ?

–   Un gros problème pour un tout petit chat. Je viens de recueillir un adorable chaton âgé de peut-être deux ou trois semaines. Il a été abandonné par sa mère et ça fait trois jours qu’il refuse de s’alimenter. Vous pouvez me conseiller sur ce que je pourrais lui donner à manger ?

–   Ah…. Pour un chaton c’est difficile. Le mien je l’ai eu sevré. Du lait, peut-être ?

–   Il n’en veut pas. De l’écrémé, du demi-écrémé, du lait entier, rien à faire.

–   Alors je ne vois pas. C’est triste.

–   Je suis très triste. Il est tellement adorable.

–   J’imagine. Oh là là. Vous avez essayé de voir avec un vétérinaire ?

–   Vous en connaissez un bon dans le quartier ?

–   Oui, celui qui suit Jean-Pierre. Jean-Pierre, c’est le nom de mon chat.

–   Enchanté, moi c’est François.

–   Moi Bérénice. Mais là n’est pas le problème. Vous pouvez aller le voir, mais il faut prendre rendez-vous. Le problème c’est qu’il est très pris.

–   Si j’obtiens un rendez-vous pour dans une semaine, il risque d’être déjà trop tard.

–   Mon Dieu, vous avez raison. Dites que c’est pour une urgence.

–   Vous croyez qu’il acceptera de me prendre rapidement alors qu’il ne me connaît pas ?

–   Ecoutez, téléphonez de ma part.

–   Vous croyez que ça suffira ? Peut-être pouvez-vous téléphoner vous-même ?

–   Bon, d’accord, je l’appelle demain matin et j’essaye d’obtenir un rendez-vous au plus tôt.

–   Merci beaucoup mademoiselle. Vous venez peut-être de sauver la vie de ce petit chaton. Vous verrez, il est tellement mignon. Je vous donne mon numéro.

    Elle enregistra mes chiffres sur son mobile et me souhaita la bonne soirée d’un air compatissant. Je complétai mes courses par quelques bouteilles et rentrai chez moi en réfléchissant à tout ce que j’allais devoir faire.

    J’habitais tout près du Monope et arrivai à mon appartement quelques minutes plus tard. Première chose à faire, mettre les haricots surgelés dans le compartiment congélateur car ils n’avaient que trop séjourné devant le rayon animaux. Deuxième chose, téléphoner à mon vieux pote Hervé qui à cette heure-ci devait à peine commencer sa journée. Hervé l’inénarrable, le copain à éclipses toujours là pour rendre service, le branleur inébranlable qui se casse en huit pour faire ce qu’on lui demande mais n’a jamais réussi à faire quoi que ce soit de productif pour lui-même. Un personnage de roman, indispensable dans la vie de tous les jours aussi.

–   Salut François. Attends juste un peu, il faut que je vide la casserole de nouilles, sinon elles vont être trop cuites.

    J’entendis le bruit caractéristique d’une eau de cuisson de pâtes tombant en pluie dans un évier déjà encombré de vaisselle en retard, suivi d’un bruit métallique de casserole que l’on pose sur l’émail. J’imaginai aisément la scène car je connaissais bien l’appartement et le personnage.

–   Ouais, excuse-moi, je t’écoute.

–   Hervé, il me faut un chaton. D’urgence.

–   Un chaton qui fait miaouh ou autre chose ?

–   Tu veux que ça fasse quoi, un chaton ?

–   Un chaton, ça peut être une fleur d’arbres comme le chêne, ou ça peut être la partie d’un bijou qui sertit une pierre précieuse.

    Parfois j’oubliais qu’en plus d’être un loser navrant, Hervé était aussi agrégé de lettres.

–   Disons, un chaton qui fait miaouh.

–   Ça ne se trouve pas sous le pas d’un cheval. Et si ça s’y trouve, le chaton doit être mort.

–   Il me faut un chaton vivant.

–   C’est pour un rituel vaudou ?

–   C’est pour draguer une fille à chat.

–   Tu peux aussi lui parler des philosophes présocratiques ou de la vie à Athènes au siècle de Périclès, tu fais ça plutôt bien depuis la khâgne.

–   Mais là je suis parti sur le chaton, impossible de réorienter sur les présocratiques, elle ne verra jamais le rapport.

–   Et toi non plus tu ne verras jamais de rapport, alors.

–   Très drôle, Hervé. Bon, le chaton.

–   Tu dragues une fille en lui disant que tu as un chaton alors que tu n’as pas de chaton. C’est malin, il fallait commencer par le chaton.

–   Mais si ça ne marche qu’une fois tous les six mois, ton chaton est devenu un chat et la magie n’opère plus. Non, la bonne tactique est de se faire livrer un chaton tout frais mis bas just in time.

–   Tu l’as choppée où, la minette ?

–   Au rayon aliments pour chats du Monope. La Parisienne célibataire et active souffre de carence affective, donc elle se prend un chat, donc c’est le meilleur endroit.

–   Braconner dans les supérettes, à ton âge.

–   Tu t’es vu, avec tes nouilles à dix heures du soir ?

–   Ce sont des soba du magasin japonais de la rue Sainte-Anne que je vais manger avec le meilleur tofu à l’ouest d’Okinawa.

–   C’est quand même des nouilles à dix heures du soir. Le chaton.

–   Je vais lancer un avisse à la population. Touitter une demande de gros minet encore tout petit. Mais si on m’en trouve un à Melbourne, ça va faire trop loin.

–   A Paris ou proche banlieue de préférence.

–   Okay, j’informe l’univers entier de ta requête et je te tiens au courant de ce qui tombe.

–   Merci Hervé. Pardon pour tes nouilles si elles ont refroidi.

–   Le soba se mange froid, c’est meilleur. Ça te laisse encore dix minutes pour me demander autre chose.

–   Isabelle va bien ?

–   Ça, ça va nous prendre deux heures et le soba aura séché.

–   Bon ben bon appétit alors.

–   Salut.

    Je me dis que je n’avais moi-même pas encore dîné non plus. J’ouvris un placard. Quelque chose de rapide et de simple, pour ne me coucher ni trop tard ni trop lourd. Un paquet de spaghettis et une antique boîte de tomates pelées au jus se tenaient compagnie sur l’étagère à hauteur de mes yeux. Je pris les deux et mis une casserole d’eau à chauffer sur le feu.

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     Hervé me rappela tôt le lendemain matin. Un texto horodaté de six heures m’annonçait une réponse à mon problème, suivi à sept heures de quelques précisions de vive voix.

  

La suite et le reste dans D’autres filles que la mienne.